Le duo mountaincutters investit le Palais de Tokyo avec un ensemble de “situations matérielles”. Ce jargon artistique décrit des œuvres dont les formes se trouvent dans un nébuleux état d’hésitation entre sculptures en argile, installations en acier, tableaux de laiton, objets fonctionnels ou encore poussiéreux fossiles extraits d’un site archéologique.
Dans les tréfonds du centre d’art, l’exposition “Morphologies souterraines” se construit autour du dialogue que le duo, basé à Bruxelles, engage avec l’architecture souterraine du bâtiment. C’est en ce sens que les œuvres, autant de reliques symbolisant une esthétique industrielle post-apocalyptique, paraissent presque invisibles tant elles s’incorporent aux caractéristiques du bâti. D’imposants panneaux montés sur roulettes de verre reproduisent les murs blancs cassés des salles d’exposition, des plaques de métal grisâtres répondent aux plafonds en béton, alors qu’un amas de kapok dévale les marches de l’escalier d’entrée, comme un nuage sur lequel le visiteur sauterait volontiers à pieds joints pour descendre d’un niveau.
Un étage plus bas, sensation d’observer un “work in progress” au moment où, sur un lit de tissus blancs rappelant un chantier de rénovation, tout se passe comme si l’on interrompait la construction d’un décor en amont de la préparation d’un spectacle. Toujours dans ce même esprit de camouflage des œuvres dans leur environnement, les composantes de l’installation sont délicatement déposées là par les mountaincutters dans un équilibre émouvant de précarité : des fils de cuivre maintiennent des éléments métalliques dorés en lévitation, les pages d’un livre de papier froissé, brûlé, sont exposées au moindre courant d’air sur une table en métal, des feuilles de verre se dressent à côté d’éléments que le regard peine à identifier clairement : météorites ? Outils de fouille ? Coquillages ? Au fil de ces suppositions visuelles, se dégage l’impression que le duo s’évertue à arrêter le temps. Simultanément, la mise en scène de ces objets creuse un motif que les artistes développent en arrière-plan de la majorité de leurs œuvres, celui d’un site archéologique permettant au visiteur d’observer des épiphénomènes de mutation matérielle à la loupe.
L’extrême minutie des mountaincutters saisit des “situations matérielles” sans en trahir le mouvement. À l’image des suspensions lumineuses éclairant des tubes à essai remplis de résine dans des conditions de laboratoire. Aussi l’intérêt du délicat tableau que forme l’exposition, peignant la vie matérielle en teintes de tâches d’essence aussi précisément que la fine palette colorée d’une nature morte flamande, réside dans la tension latente au cœur de la mise en espace. Reconnaissant la plupart des matières sans pouvoir en distinguer la forme définitive ou la fonction, le visiteur est sans cesse placé dans le rôle d’un archéologue observant la surface du quotidien. Il fouine dans ce paysage visuel afin de tenter d’en figer les contours, l’épaisseur. Ainsi, comme le suggèrent les plans fixes montrant des insectes projetés sur une excroissance d’un des murs du Palais de Tokyo, “Morphologies souterraines” est un geste curatorial documentaire portant sur la biodiversité se cachant dans les recoins du lieu. Il s’agirait d’une tentative de photographie des phénomènes vivants, physiques et chimiques qui s’y développent à la dérobée des visiteurs. Aux mountaincutters de jeter un coup de projecteur sur ce discret spectacle d’expériences de laboratoires, de réactions naturelles en chaîne que nous ignorons tous les jours. •
Exposition “Morphologies souterraines” by mountaincutters
Jusqu’au 10 septembre 2023 at Palais de Tokyo
13, avenue du Président Wilson – 75116 Paris
palaisdetokyo.com