Imaginez un monde dans lequel il vous suffirait de frôler du doigt le boîtier d’une machine pour qu’elle vous délivre ses oracles. Seriez-vous prêts à régler vos conduites sur ses prédictions ? Auriez-vous foi en elle ? Telle est l’expérience que propose Léa de Cacqueray (née en 1996, France) dans sa première exposition personnelle à l’espace Octopus, à Paris. Rencontre avec une faiseuse de monstres, dont les créatures chimériques interrogent notre rapport à la technologie.
Avant de rentrer dans le détail de vos œuvres, pouvez-vous nous éclairer sur la signification du titre de cette première exposition personnelle ?
Léa de Cacqueray : « easy lucky solus », que l’on pourrait traduire par « réponse facile de chance », est un jeu de mots formé à partir du fortune cookie, ces petits biscuits contenant une prédiction, et du titre d’un livre que j’affectionne particulièrement, Locus Solus (1914) de Raymond Roussel. Dans ce roman, on suit Martial Canterel, un illustre savant qui fait visiter à ses collègues sa somptueuse propriété, une villa nommée Locus Solus, où sont rassemblées quelques-unes de ses plus extraordinaires inventions. On y croise, par exemple, une danseuse qui nage dans un diamant géant, un chat sans poil, la tête encore vivante de Danton ou encore des cadavres intacts conservés grâce à une sorte de sérum appelé la résurrectine. En faisant ce lien, je voulais inviter le spectateur dans un monde fictionnel peuplé d’objets chimériques et énigmatiques, à l’instar du personnage de Canterel dans le roman.
Parmi ces objets chimériques, il y a ces sortes d’armures en acier, dont les formes évoquent des prothèses ou des exosquelettes. Vos sculptures tiennent souvent de l’hybridation entre robot et animal, entre machine et corps humain. Certaines sont même dotées de mouvement. Comment vous viennent ces formes ?
Léa de Cacqueray : Je m’inspire d’un large éventail de formes, provenant de sources très différentes. L’esthétique de la science-fiction m’inspire beaucoup, car elle déploie un univers particulièrement propice à la spéculation fictionnelle. Cela peut aussi venir de photographies macroscopiques d’insectes ou de champignons, d’éléments de design, d’équipements médicaux, comme un appareil dentaire, une attelle ou des lampes, de machines agricoles, de stations électriques, de décors de films. Je reproduis en 3D chacun des détails qui m’interpellent et je me constitue ainsi une collection, dans laquelle je puise pour concevoir mes nouvelles sculptures. La souplesse de la 3D me permet de déformer, d’assembler et de détourner facilement tous ces éléments afin de créer des chimères. J’aime que la forme finale soit relativement indéfinissable, alors même qu’elle se compose d’éléments existants et en partie reconnaissables. C’est le propre de nombreux objets intégrant des croyances, finalement. C’est cette combinaison de formes réelles et abstraites, disons plus symboliques, qui leur donne une teneur magique.
Vous portez un soin particulier au choix des matériaux et à la réalisation des œuvres. Pouvez-vous revenir sur cet aspect de votre travail, et peut-être aussi sur la manière dont vous réalisez vos sculptures à l’atelier, à partir de cette « collection de formes » ?
Léa de Cacqueray : Les formes que j’emprunte proviennent souvent du monde industriel et donc de produits aseptisés dans leurs finitions. Cet aspect formel m’intéresse. En les mélangeant à des éléments plus artisanaux, qui gardent une trace de leur passage à l’atelier, je maintiens un certain équilibre. Concrètement, une partie des modélisations 3D que j’effectue en amont est envoyée à la découpe laser sur acier ou inox. Quant à l’autre partie, c’est moi qui la coupe, la cintre et la soude. J’assemble ensuite tous les éléments en intégrant parfois d’autres objets issus de l’industrie, comme des panneaux LED, des pistons, des moteurs. Il y a aussi souvent du mouvement, du texte, du son ou de l’eau qui vient traverser la sculpture. Ce sont pour moi les vecteurs d’un flux qui ajoute un niveau de lecture supplémentaire et qui, surtout, modifie notre conception du vivant et de l’inanimé.
L’une des œuvres de l’exposition emprunte à la fois aux oracles antiques et au cadavre exquis (Codex, 2023). Pouvez-vous en décrire le fonctionnement et nous raconter comment elle a été conçue ?
Léa de Cacqueray : Codex est une sculpture interactive, dans laquelle j’ai intégré un nano-ordinateur Raspberry Pi et une imprimante thermique. Il suffit de poser le doigt sur le boîtier pour que l’impression d’une petite phrase se déclenche. Avec cette nouvelle installation j’ai voulu en quelque sorte combiner les principes du fortune cookie et de l’intelligence artificielle. J’ai donc nourri un algorithme qui remodèle et mélange aléatoirement plus de deux cents phrases, piochées çà et là dans ma bibliographie. Ce sont des extraits d’ouvrages de science-fiction, de romans ou bien encore d’essais comme Magie et technologie (2015) de Manuela de Barros, L’empire des données (2018) d’Adrien Basdevant, La Tour de Babylone (2002) de Ted Chiang. Cela donne des combinaisons très poétiques, parfois cyniques : « Des espoirs vains se prêtent bien à des réponses innovatrices et semblent dépendre de l’interdépendance » ; « Un pas de plus et c’est le saut vers ce monde tragique artificiel » ; « Il ne faut pas s’inquiéter car au bout du compte il y aura toujours l’univers. » Je voulais donner à l’intelligence artificielle et aux algorithmes, omniprésents dans nos vies, un rôle prophétique, montrer comment la technique influence nos choix de consommation, nos déplacements, comment elle parvient à prédire nos décisions, un peu comme le ferait une divinité supérieure. “Google nous connaît mieux que nous-mêmes”, a affirmé Viktor Mayer-Schönberger, un chercheur spécialisé dans le droit à l’oubli. Finalement, j’essaie de plonger le spectateur dans une fiction où les mythes deviennent réalité grâce à la technologie.
On sent combien il est important pour vous de nous amener vers un registre narratif, fictionnel. Cet intérêt pour la technologie, les sciences, et la réflexion que vous menez sur notre rapport au progrès, ne se départissent jamais d’une vision poétique quasi enchanteresse, au sens premier du terme, c’est-à-dire marquée par la volonté de ré-enchanter le monde. De quoi relève cette ambivalence qui traverse votre production ?
Léa de Cacqueray : La relation que nous entretenons avec la technologie est ambiguë parce que la technologie est omniprésente. Prenons l’exemple du téléphone portable, qui fait désormais partie de nous comme une prothèse ou une extension. On a banalisé un outil qui est loin d’être banal et on a rationalisé un rapport à lui qui n’est pas toujours rationnel. Si j’ai besoin d’une information, il me suffit de saisir mon téléphone, je cherche, je trouve, je crois. La machine technologique est devenue un véritable médium de dévoilement, auquel tout le monde s’en remet, même la communauté scientifique. Grâce à elle, nous serions bientôt capable de résoudre tous nos maux (sociaux, économiques, écologiques). Parce qu’elle nourrit nos imaginaires et nos espoirs, la technologie est donc aussi intrinsèquement liée à notre avenir. Malgré tout, nous savons bien que l’idée d’un développement sans contrainte ni restriction, que ce soit en termes de ressources ou de pollution, demeure bien utopique. Ce paradoxe nourrit beaucoup de débats sur la marche à suivre. Les notions d’innovation et de croyance sont très liées, et c’est ce point de jonction, de bascule, qui m’intéresse. Nous avons besoin de croire au progrès et, finalement, la science et le rationalisme sont pétris de mythes. Cette ambiguïté marque profondément ma pratique parce qu’elle incite à considérer autrement les rituels attachés aux objets que nous produisons et manipulons tous les jours. •
Exposition “easy lucky solus” by Léa de Cacqueray
Jusqu’au 17 novembre 2023 at Octopus
70, rue des Gravilliers – 75003 Paris
octopus.coop