Pour sa nouvelle exposition à la galerie Perrotin, Laurent Grasso présente un nouveau corpus d’œuvres sous le titre “Orchid Island”. L’artiste poursuit ici une défamiliarisation des représentations traditionnelles du paysage via un ensemble de peintures et de sculptures qui gravitent autour d’un film saisissant, troublé par une présence ufologique.
Quel est le point de départ de cette exposition ?
Laurent Grasso : J’ai toujours imaginé et organisé des dispositifs dans différents lieux réels ou imaginaires, en intégrant la question d’une histoire cachée, invisible, mais aussi celle de l’énergie et des fantômes des lieux. Finalement, ce sont plutôt des paramètres de l’ordre de l’immatériel et de l’intangible qui prennent place dans mon travail, comme une forme de réflexion et de positionnement – dans son acception la plus politique –, par rapport à ce qui nous influence, et toutes les forces auxquelles nous sommes exposés. Dans “Orchid Island”, se superposent ainsi plusieurs couches, plusieurs lignes qui sont restituées à la fois par un dispositif de captation, d’enregistrement et de mesure, en mobilisant différents outils, et par la volonté de faire image, en inventant des phénomènes. Afin de pouvoir justement mettre en image ces forces, j’ai inventé ici un phénomène qui tente de rester simple et ouvert à la fois, permettant de percevoir les choses à partir d’un canal qui n’est pas celui d’un éclairage frontal ou militant.
“Faire image”, c’est justement ce que vous défendez par le biais d’un répertoire visuel qui désoriente la perception de la réalité.
Laurent Grasso : J’estime que le rôle de l’artiste est de faire image, c’est-à-dire de créer un langage qui soit plastique, sensoriel. Bien sûr, dans mon travail, il y a une part conceptuelle, informative, historique, mais il y a aussi ce langage que je formule par le phénomène du rectangle venant se plaquer contre la réalité. Très tôt, je me suis mis à composer une sorte de répertoire de phénomènes : des nuages, des sphères, des aurores boréales. On retrouve cela dans mon film avec ce rideau de particules qui émane du rectangle, mais aussi dans une autre salle de l’exposition, avec cet ensemble de nuages sculpturaux qui partagent un même registre paradoxal, antinomique. Les nuages se retrouvent ici pétrifiés, solidifiés, terriens, noirs. Cette sorte d’inversion poursuit le même mécanisme sous une autre forme, mais participe d’une même sensation menaçante, étrange et fascinante à la fois.
Une menace planante se manifeste dans l’atmosphère de votre film, mais aussi par la pénombre dans laquelle l’exposition est immergée. En quoi ce parti pris reflète-t-il votre engagement en tant qu’artiste ?
Laurent Grasso : L’être humain a une attirance pour la catastrophe. Cela aussi est une chose paradoxale. Selon moi, ce qui est intéressant chez un artiste est cette retranscription des vibrations du monde, à la manière d’un sismographe. Il fait aussi acte d’engagement par la liberté qu’il s’accorde et sa volonté de sortir des formats, de l’industrie, pour produire un langage n’obéissant à aucune règle ou à aucune force. Pour moi, il s’agit de refléter l’état du monde par le prisme d’une certaine fascination et d’une certaine ambiguïté. Mon film ARTFICIALIS (2020), présenté dans l’exposition “Les origines du monde” en 2021 au musée d’Orsay, rend compte du fait qu’il n’est plus possible aujourd’hui de distinguer ce qui est naturel et artificiel, réel et virtuel. Dans Orchid Island, c’est plutôt l’idée de mettre en image un futur dont on ignore tout. Il y a une part d’inconnu là-dedans qui, pour moi, relève d’un traitement indissociable du rôle imputable aux artistes. Pour être visionnaire, il n’est pas nécessaire de répéter un schéma que tout le monde connaît ; il faut ouvrir des portes et représenter de manière poétique et sensorielle une situation qui est complexe.
C’est aussi l’idée de créer une porte vers un ailleurs, d’ouvrir un nouvel espace, à l’image de ce que l’on perçoit dans vos peintures.
Laurent Grasso : L’idée est de créer une atmosphère, un climat. De jouer sur tous les paramètres pour que le visiteur soit immédiatement immergé dans un nouvel état d’esprit, et qu’il saisisse l’avant et l’après. Il y a effectivement cette idée d’un seuil que l’on franchit : la couleur, le son, la lumière, tout y contribue. Les peintures qui entourent le film projettent le regardeur au cœur du rectangle, ou plutôt sous-entendent que l’on regarde à travers le rectangle, qui agit comme un filtre. J’ai recouvert ces peintures d’un Plexiglas sur lequel j’ai peint de manière assez artisanale, avec des coups de brosse très visibles. Dans les autres salles de l’exposition, il y a d’autres formes de peintures, cette fois pensées autour de la tradition d’une nature idéalisée. Elles sont inspirées de Frederic Edwin Church, un peintre paysagiste américain du 19e siècle qui représentait la nature dans une atmosphère presque religieuse, évidemment contestable aujourd
Vous semblez tenir à une forme d’atemporalité. Est-ce une instruction qui guide votre processus de création ?
Laurent Grasso : Le choix du noir et blanc qui habille le film apporte cet aspect atemporel que l’on retrouve déjà dans mes peintures. On ne sait plus dans quelle époque on est, quand l’œuvre a été faite, par qui, ni comment. Ce noir et blanc ajoute aussi une strate symbolique indiquant que l’on pénètre dans une imagerie documentaire, d’archives, cinématographique aussi. Lorsque j’étais en train de tourner, j’ai regardé ce film du réalisateur américain Robert Flaherty, Moana (1926). Son histoire repose sur la vie d’un village en Polynésie, représentée d’une manière complètement idéalisée, sans aborder la souffrance qu’a subie la région. Quelques années après la sortie du film, il y a eu des essais nucléaires au même endroit. J’ai trouvé que c’était un tableau très beau sur le plan esthétique, mais trompeur sur la réalité d’une situation.
Le choix de l’île comme sujet du film convoque l’imaginaire de ce rapport au monde complètement isolé, sans repères.
Laurent Grasso : Il y a effectivement l’aspect politique de cette île, soumise à de nombreuses questions, à plusieurs forces. Au moment où je cherchais un lieu de tournage, mon idée initiale était de questionner l’espace de colonisation par la représentation. J’étais en quête d’images d’une nature sauvage, vierge, faisant penser à une certaine tradition picturale et aux représentations que l’on a déjà pu voir par ailleurs dans mon travail. Cela implique un regard occidental qui vient d’un seul coup représenter la nature, ou plutôt une certaine conception de la nature, qui est devenue une donnée culturelle car sujet historique des explorations, des colonisations.
Comment avez-vous déterminé les paysages qui apparaissent dans Orchid Island ?
Laurent Grasso : Je me suis retrouvé à Taïwan pour une exposition à la fondation TAO Art à Taipei. J’avais envie d’y travailler depuis longtemps car je sais qu’il y a une tradition et une industrie du cinéma très fortes, avec des réalisateurs intéressants. En débutant mes recherches sur de potentiels lieux pouvant cristalliser toutes ces directions et intuitions, j’ai découvert l’île des Orchidées, située au sud-est de Taïwan. À la fois sauvage et contaminée, en raison de la présence de déchets nucléaires, l’île développe une forme de tension qui se perçoit dans le film par la présence de radars, de bases, et des régulations assez fortes se manifestant par des “plafonds invisibles” qui stoppaient mécaniquement la hauteur de vol des drones utilisés pour filmer. C’est une chose assez étonnante, ces barrages sont presque “matériels”. J’ai décidé d’organiser un tournage avec une équipe locale dans deux autres lieux : Tianliao Moon World, dont la géologie et le relief sont très lunaires, ainsi qu’un réservoir dont l’eau est utilisée pour toute l’industrie chimique et électronique de Taïwan, non loin de Taipei.
Vous employez régulièrement des plans aériens, en plongée directe, qui se placent au niveau de ce vaisseau abstrait transperçant le paysage. La question du point de vue est-elle primordiale, selon vous ?
Laurent Grasso : En réalité, j’ai toujours cultivé un point de vue qui n’est jamais celui d’une caméra subjective mimant un regard humain, mais plutôt un point de vue totalement étranger au monde observé, où la caméra devient une entité à part entière avec une véritable autonomie. Ce n’est pas un objet que l’on contrôle mais plutôt une chose qui s’engouffre dans une faille, qui explore le réel. La manière dont on envisage le paysage se fait toujours par un cadrage. Cela n’a rien de naturel, et dépend d’un point de vue qui, comme la perspective, organise le monde selon une catégorie, une culture. Ce que j’apprécie dans l’image en mouvement et dans le cinéma est que ces outils permettent de restituer tout cela très rapidement. Ce qui m’intéresse aussi, c’est détourner ces mêmes outils pour y insuffler une nouvelle énergie qui s’affranchit d’un regard occidental et qui devient magique, plus sensoriel et qui relève d’une forme d’hypnose, d’un état modifié de conscience, d’une sorte de transe que je perçois comme plus universelle, plus large et moins codifiée. J’aime aussi l’idée de sortir du cadre, et c’est pour cela que mon travail se positionne toujours à la croisée de plusieurs frontières, entre la création de nouveaux systèmes et de nouvelles théories scientifiques. En quelque sorte, il s’agit de décentrer le regard que l’on porte sur le monde, et donc de pouvoir étendre notre compréhension, ou notre conscience, par l’insertion d’éléments nouveaux.
Vous parlez d’insertion, mais il est aussi question d’abstraction d’une certaine manière, par l’acte de retirer une partie du réel.
Laurent Grasso : Je trouve fascinant à quel point un rectangle fait émerger tout un imaginaire. Il y a effectivement ce rapport à l’abstraction, mais aussi l’idée que ce rectangle aurait une forme d’influence que l’on n’identifie pas distinctement mais qui pourrait changer le temps, la vitesse de ce survol. À un moment donné, on voit un groupe de boucs sur une colline qui marchent à reculons, comme si ce rectangle agissait sur le sens naturel de la vie. En parallèle, il y a également une dimension surréaliste, avec ce phénomène qui est comme un ovni venant clairement perturber la lecture de l’image. C’est un objet qui s’affirme comme une présence questionnante, qui fait réfléchir.
La science-fiction vous intéresse-t-elle aussi ?
Laurent Grasso : Je préfère la science à la science-fiction car ce qui m’intéresse provient du réel. Il y a une part d’absurdité quand on perçoit Mars comme une échappatoire à des problématiques terrestres qui ne sont pas encore résolues. Mais j’aime l’idée de pouvoir continuer à explorer le monde sous toutes ses facettes en accueillant de nouveaux interlocuteurs à travers mes projets, comme des historiens et des scientifiques. Tous contribuent à esquisser ce futur que je cherche à représenter.
Ce futur, comment l’imaginez-vous ?
Laurent Grasso : Je suis toujours à la recherche de nouvelles matières, technologies, hybridités et idées qui permettent de voir immédiatement le monde autrement. Je me dis aussi que notre place dans l’univers reste aussi une question vertigineuse ; il y a un immense écart entre notre obsession du quotidien, des problématiques purement terriennes extrêmement précises et complexes, et ce rapport à l’univers totalement abstrait encore. •
Exposition “Orchid Island” by Laurent Grasso
Jusqu’au 23 décembre 2023 at Perrotin
76, rue de Turenne – 75003 Paris
perrotin.com