Chez Crèvecœur, Nino Kapanadze peint l’entre-saison

La jeune artiste géorgienne Nino Kapanadze (née en 1990) révèle un corpus de toiles récentes dont la lumière et les tonalités s’inscrivent dans un temps et un espace liminaux. Peinture volontairement hésitante, son œuvre s’expose à la galerie bellevilloise Crèvecœur et laisse percevoir une esthétique de l’incertitude.

“Avril est le plus cruel des mois”, écrivait T. S. Eliot dans le recueil de poèmes The Waste Land (1922). Ne nous découvrons pas d’un fil, le ciel passe du bleu franc à la giboulée, et le froid perce les joues. Souvent lorsque l’on baille en sortant de chez soi le matin, de la vapeur d’eau s’échappe même de notre bouche. Nino Kapanadze reprend à son compte cette expression du poète britannique pour son exposition à la galerie Crèvecœur, à Paris. Elle y montre une peinture de contraste doux, en parfaite correspondance avec ce mois hésitant qui marque les débuts du printemps. La météo trébuche, les esprits sont incertains. Avril est plein d’espoirs, de vie et de sens à nouveau aiguisés ; les toiles de Nino Kapanadze aussi. 

Une scène banale, bien que la perspective soit rabattue. Un bureau, des chaises, une table basse, tout cela jonché de livres ouverts, de pages encore vierges, et un tapis qu’on suppose moelleux, tant l’artiste a travaillé la couleur prune de manière à nous en faire comprendre l’épaisseur. Pas exactement une nature morte, l’imposante huile sur toile Rue Pergolèse (2023) est l’un des tableaux nous accueillant dans la galerie. Tout semble en mouvement, vivant, presque organique, bien que figé. L’étrangeté de la scène est renforcée par ce qui distingue les œuvres de Kapanadze, à savoir un travail tout en contraste de traits nets et estompés. La chaise et les pieds de la table semblent voler dans la composition. Ils se détachent de la toile à tel point qu’on ne comprend pas tout de suite qu’il s’agit d’un tableau figuratif. D’abord des lignes fortes, sombres, puis des couleurs effacées, un pourpre passé, du mandarine mêlé de blanc. La peintre, qui aimait traîner sous les vitraux des églises en Géorgie, ne choisit pas : abstraction et figuration se serrent les coudes.

On pense à la culture nordique du bain bouillant pris à l’extérieur, au milieu de la neige. C’est aussi l’effet que produisent ces toiles voilées. All the lights you closed your eyes to (2023), elle aussi imposante, paraît nous aspirer dans son atmosphère. On y voit un jeune homme qui somnole debout au premier plan, une image paraît accrochée au mur de sa chambre, que l’on observe en coupe. L’impression d’intimité est rendue par une palette de couleurs chaudes et froides, reflétant peut-être le trouble du personnage, hésitant entre deux sentiments, entre deux saisons. Toutes de mêmes dimensions, les œuvres exposées à Belleville sont des fenêtres ouvertes sur ce monde onirique qu’apprécie le peintre. Au sens propre du terme, puisqu’au fil du temps, on comprend que Nino Kapanadze traite ses toiles comme si les scènes représentées étaient séparées du visiteur par une vitre, à la surface de laquelle la condensation serait en train de s’accumuler. S’explique alors leur qualité aqueuse, l’impression que le jeune homme en question se colle contre la surface du tableau, les traits du visage collés au lin, aplatis. De même, l’intrigant personnage de Those pearls that were his eyes (Portrait of an artist) (2023) est comme en train de se pencher vers notre front pour y déposer une bise mouillée. Les peintures, les paysages et les corps vivants ont ceci en commun d’être sans cesse ébranlés, parfois mouillés de sueurs, parfois raides de froid. Avril, le plus cruel des mois, ne cesse de nous le rappeler. 


Exposition “The Cruellest Month” by Nino Kapanadze
Jusqu’au 27 avril 2024 at Galerie Crèvecœur
9, rue des Cascades – 75020 Paris
galeriecrevecoeur.com


Vue de l’exposition “The cruellest month” de Nino Kapanadze, Galerie Crèvecœur (Paris), 2024. Photo : Martin Argyroglo.

Vue de l’exposition “The cruellest month” de Nino Kapanadze, Galerie Crèvecœur (Paris), 2024. Photo : Martin Argyroglo.

Vue de l’exposition “The cruellest month” de Nino Kapanadze, Galerie Crèvecœur (Paris), 2024. Photo : Martin Argyroglo.

Vue de l’exposition “The cruellest month” de Nino Kapanadze, Galerie Crèvecœur (Paris), 2024. Photo : Martin Argyroglo.

Nino Kapanadze, Rue Pergolèse (détail), huile sur lin, 130 × 195 cm, courtesy de l’artiste et de la Galerie Crèvecœur (Paris). Photo : Alex Kostromin.

Vue de l’exposition “The cruellest month” de Nino Kapanadze, Galerie Crèvecœur (Paris), 2024. Photo : Martin Argyroglo.

Nino Kapanadze, All the lights you closed your eyes to (détail), huile sur lin, 195 × 130 cm, courtesy de l’artiste et de la Galerie Crèvecœur (Paris). Photo : Alex Kostromin.

Nino Kapanadze, The cruellest month (détail), huile sur lin, 130 × 195 cm, courtesy de l’artiste et de la Galerie Crèvecœur (Paris). Photo : Alex Kostromin.

Nino Kapanadze, Rue Pergolèse (détail), huile sur lin, 130 × 195 cm, courtesy de l’artiste et de la Galerie Crèvecœur (Paris). Photo : Alex Kostromin.

Chez Crèvecœur, Nino Kapanadze peint l’entre-saison