Corps ou objets, les gestes fragmentaires de Chloé Royer

Trois ans après sa première exposition personnelle, l’artiste Chloé Royer (née en 1989) investit la galerie Loevenbruck, à Paris, pour y déployer un ensemble inédit de sculptures. En traversant les thèmes du care, de la féminité et de l’artefact, elle dresse un essaim de jambes objectifiées, soumises à la vulnérabilité.

“Heels over head”, votre exposition à la galerie Loevenbruck, s’intéresse à un motif en particulier : celui de la chaussure. Pourquoi avoir choisi cet objet et comment vous en êtes-vous saisie ? 

Chloé Royer : Ces prototypes de chaussures étaient déjà présents lors d’une première exposition organisée dans l’artist-run space Karl Marx Studio, à Paris, en 2021, pensée en collaboration avec la commissaire Salomé Burstein que j’ai invitée cette fois-ci à écrire le texte pour la galerie Loevenbruck. Ces prototypes de chaussures trouvées dans un magasin de sa grand-mère qui était créatrice de mode connaissent une nouvelle vie à travers cette installation qui vient prolonger une série initiée trois ans plus tôt. Ici, l’objet est une fois de  plus détourné au sein d’assemblages qui viennent créer un enjeu de déséquilibre. Déplacé d’un contexte à un autre, il perd tout caractère fonctionnel et devient ainsi vecteur de narrations nouvelles. C’est aussi de cette passation, dont découle l’exposition, qu’il est question. Le fait de retravailler ces prototypes pensés par d’autres me permettait aussi de convoquer différentes histoires liées au domaine du prêt-à-porter et la manière dont celui-ci influe sur la vision posée sur le corps des femmes.

La chaussure n’est ici pas utilisée comme un ready-made brut : elle est détournée, refigurée, par empilement de semelles et de talons divers. Que révèlent ces gestes du dépiècement et de l’assemblage ?

Chloé Royer : Il m’intéressait de me saisir de ces objets façonnés par une créatrice, pour leur offrir une autre destination. Au sein de cette installation, les différents éléments que j’ai choisi d’agencer entre eux s’emboîtent dans des postures volontairement précaires. Les superpositions que je crée n’ont rien de stable et les différents jeux de matières mettent en valeur la dimension prototypale de ces objets qui font désormais corps avec les membres en bois qui les prolongent. Il s’agissait également de m’emparer de cet objet de la chaussure à talon, qui dessine et discipline les silhouettes féminines. 

La notion de prothèse corporelle s’impose en observant ces formes totémiques et chaussées. Est-ce une volonté de substituer la présence humaine ou, au contraire, de renforcer un aspect objectal ?

Chloé Royer : La question de la vulnérabilité est présente dans ce travail qui fait le choix de laisser visible tous les artifices qui permettent à ces demies silhouettes perchées sur talons hauts de se maintenir en équilibre. Les lanières en silicone colorées s’apparentent à des pansements et des bandages qui joignent entre eux les ossatures de bois sculptés. Ces  formes longilignes revêtent également une certaine dimension organique, toujours plus ou moins présente dans ma pratique sculpturale. Ces assemblages évoquent tout autant des  jambes que des formes de béquilles de soutien qui ne remplissent pas entièrement leur fonction et auraient également besoin d’appui. La fragilité qui les caractérise renvoie à un  corps souffrant dont les blessures restent invisibles. Ici, l’organique se fond dans l’objet jusqu’à l’indifférenciation, sans jamais connaître de réelle réparation. Dans mes sculptures,  l’équilibre demeure au prix d’une tension qui semble peser sur le corps. Ces membres s’affirment ici via une dimension bancale et désarticulée qui va à l’encontre d’une vision normative des corps.

En quoi la verticalité de ces installations fait-elle écho au titre de l’exposition ?

Chloé Royer : Dans cette exposition, j’ai choisi de mettre en lumière les socles métalliques qui soutiennent les sculptures, agissant cette fois-ci comme des miroirs. Leurs réverbérations donne la sensation d’une infinité de jambes déployées dans l’espace, un effet accentué par le sol de la galerie en acier poli, accentue encore cette perspective. Les socles se fondent sur ce vaste parterre de dalles réfléchissantes jusqu’à créer un décor unifié. Cette forêt de membres renvoie au titre de l’exposition “Heels over head” dont l’une des traductions pourrait être “avoir la tête à l’envers” de même qu’il évoque aussi l’action de la chute, de tomber la tête la première. C’est également un jeu de mots qui vient retourner  l’expression anglo-saxonne “head over heels” qui signifie “tomber amoureux”. Cette idée de renversement va jusqu’à effacer la partie pensante des corps pour n’en montrer que des fragments dans une installation à échelle humaine à travers laquelle le regardeur peut se projeter

Comment situez-vous cette nouvelle production au sein de votre pratique ? 

Chloé Royer : Puisqu’il s’agit d’une production à la fois nouvelle et conçue à partir d’une série plus ancienne, cela lui confère une place spécifique dans mon parcours artistique. Pour autant, celle-ci se situe dans la lignée des formes sculpturales que je suis actuellement en train de développer avec des artefacts liés à un imaginaire le plus souvent associé au monde féminin. Les faux ongles ou les perles que je fabrique sont autant de motifs qui reviennent dans ma pratique et qui se chargent d’une dimension ambivalente entre la séduction et le  piège. Lorsque j’ai présenté pour la première fois ces sculptures, il s’agissait d’exprimer mon désir de travailler autour des artefacts de la féminité, de la fragilité supposée ou encore les maux invisibles. 


Exposition “Heels over head” by Chloé Royer
Jusqu’au 20 juillet 2024 at Loevenbruck
6, rue Jacques Callot – 75006 Paris
loevenbruck.com


Vue de l’exposition “Heels over head” de Chloé Royer, galerie Loevenbruck, Paris, 2024. Photo : Fabrice Gousset. Courtesy de l’artiste et de la galerie Loevenbruck.

Vue de l’exposition “Heels over head” de Chloé Royer, galerie Loevenbruck, Paris, 2024. Photo : Andreas Lumineau. Courtesy de l’artiste et de la galerie Loevenbruck.

Chloé Royer, Derby (détail), 2024. Photo : Fabrice Gousset. Courtesy de l’artiste et de la galerie Loevenbruck.

Chloé Royer, Sans nom taille 37, 2024, bois, silicone, pigment de couleur, prototypes de chaussures, 190 × 11 × 29 cm. Photo : Fabrice Gousset. Courtesy de l’artiste et de la galerie Loevenbruck.

Chloé Royer, Serena TR (détail), 2024. Photo : Andreas Lumineau. Courtesy de l’artiste et de la galerie Loevenbruck.

Vue de l’exposition “Heels over head” de Chloé Royer, galerie Loevenbruck, Paris, 2024. Photo : Andreas Lumineau. Courtesy de l’artiste et de la galerie Loevenbruck.

Chloé Royer, M2124753 (détail), 2024. Photo : Andreas Lumineau. Courtesy de l’artiste et de la galerie Loevenbruck.

Vue de l’exposition “Heels over head” de Chloé Royer, galerie Loevenbruck, Paris, 2024. Photo : Andreas Lumineau. Courtesy de l’artiste et de la galerie Loevenbruck.

Portrait de Chloé Royer. © Nicolas Melemis.

Corps ou objets, les gestes fragmentaires de Chloé Royer