Tina Barney, une photographie paratopique au Jeu de Paume

L’exposition “Family Ties” montée par Quentin Bajac au Jeu de Paume présente la première rétrospective en France du travail de Tina Barney (née en 1945). À travers un cheminement thématique se révèle un rapport intime et frontal à des modèles qui sont aussi des proches, plaçant le regardeur dans une situation à la fois de plain-pied et à l’écart, c’est-à-dire paratopique. Quelques jeux d’opposition sous-tendent ce cas particulier d’observation participante, auquel la photographe américaine nous invite. 

Dedans / dehors

Les scènes sont très majoritairement d’intérieur : le salon, la chambre, la cuisine, plus rarement la salle de bains (Jill and Polly in the Bathroom, 1987), permettent de saisir les modèles dans leur vie quotidienne, de l’apparat à l’intime. Les scènes en extérieur ont pour cadre le jardin, le domaine familial, parfois la plage (Musical Chairs, 1990), qui est peut-être le lieu le plus public qui soit fréquenté par les proches de Tina Barney. Dans ces environnements choisis, la mise au point à la chambre permet d’obtenir des effets de profondeur et de détailler avec rigueurs des plans successifs, positionnant le regardeur comme sur une avant-scène, encore dehors, mais presque déjà dedans. Présent mais sans en être, invité à la fête comme au troisième ou quatrième degré de parenté, le regardeur est ainsi amené à porter un regard aussi familier que distancié sur chaque image.

Composition / accident

La même ambivalence se retrouve dans l’idée du “tableau chorégraphié” que constitue chaque image. La composition n’est jamais complète mais le hasard n’est pas davantage maître (The Reception, 1985). Tina Barney le dit elle-même, elle dirige partiellement, et peut-être d’autant plus qu’elle est proche des modèles. Pour sa famille elle n’hésite pas à orienter la scène, alors que dans la série “The Europeans”, elle n’a qu’à laisser faire le “naturel” des poses de générations d’ancêtres portraiturés. Dans la lignée des Titien, Van Dyck, Rigaud et autres portraitistes de cour, à mi-chemin entre le portrait documentaire d’August Sander et le vernaculaire chromatique et kitsch de Martin Parr, Tina Barney révèle, par le mimétisme intergénérationnel des attitudes, aussi bien la distinction que les règles de l’art décortiquées par Bourdieu (The Trustee and The Curator, 1992).

Mains / visages

La transmission des distinctions de classe n’est jamais si claire que dans les jeux de main et les ressemblances de visages, qui sont au cœur du travail de Tina Barney. Sa première série, de 1977, cadre d’ailleurs volontairement les gestes de ses modèles (The Suits, 1997), révélateurs d’attitudes et d’appartenances, de même que certains rituels comme la levée des couleurs (The Flag, 1977). Plus tard, le visage s’assume, impliquant deux ou trois générations, les jeux de profondeurs de la chambre permettent alors de faire surgir une nouvelle tension, intra familiale, parents / enfants, dans la tradition du portrait dynastique, où les plus anciens apparaissent le plus souvent en arrière-plan (The Ancestor, 2001).

Amateur / professionnel

La reprise quasi instinctive des modèles picturaux de cour est pour autant contrecarrée par la nature fondamentalement amatrice du travail de Tina Barney. Comme Julia Margaret Cameron, elle commence par photographier ses proches, avant d’élargir le cercle de ses modèles au gré de réunions familiales. Si elle s’équipe progressivement d’éclairages professionnels, ceux-ci sont tenus par son mari ou par ses proches. La chambre photographique, avec son maniement délicat, crée des accidents au bord des tirages et ne permet pas toujours un réglage parfait des horizontales. Aussi la salle à manger du Mom’s Dinner Party de 1982 est-elle manifestement penchée, tout aussi bancale que le riche intérieur (The Entrance Hall, 1966) d’une lady anglaise, annulant la solennité des lieux ou des attitudes.

Affection / ironie

C’est peut-être en cassant ainsi la perfection de ses images que Tina Barney parvient à poser un regard juste sur son milieu. Son affection contrebalance toujours l’ironie potentielle des images (Jill and Mom, 1983), de même que l’accident magnifie la composition, ou que les ficelles de l’amateur ajoutent un supplément d’âme au regard reconnu par les professionnels. Dans cet état de perpétuelle tension, le regardeur est mis au même niveau que celui de Tina Barney, à hauteur de la chambre, un pied dedans, un pied dehors. Cette position paratopique, frontale et parallèle au lieu de l’action, résume la subtilité de son regard, auquel le dispositif d’accrochage sur des cimaises en verres, qui créent autant de jeux de plans et de paliers, offre un bel écho scénographique.


Exposition “Family Ties” by Tina Barney
Jusqu’au 19 janvier 2025 at Jeu de Paume
1, place de la Concorde – 75008 Paris
jeudepaume.org


Tina Barney, Family Commisson With Snake (Close Up), 2007 © Tina Barney, courtesy du Jeu de Paume, Paris.

Tina Barney, Jill and Polly in the Bathroom, 1987 © Tina Barney, courtesy du Jeu de Paume, Paris.

Tina Barney, Mr. and Mrs. Castelli, 1998 © Tina Barney, courtesy du Jeu de Paume, Paris.

Tina Barney, The Reception, 1985 © Tina Barney, courtesy du Jeu de Paume, Paris.

Tina Barney, The Flag, 1977 © Tina Barney, courtesy du Jeu de Paume, Paris.

Tina Barney, The Entrance Hall, 1996 © Tina Barney, courtesy du Jeu de Paume, Paris.

Tina Barney, Musical Chairs, 1990 © Tina Barney, courtesy du Jeu de Paume, Paris.

Tina Barney, une photographie paratopique au Jeu de Paume