Diplômé des Beaux-Arts de Paris-Cergy en 2020, Corentin Darré (né en 1996) s’est récemment fait remarquer avec son installation Avant que les champs ne brûlent, présentée en avril dans la Grande Halle de la Villette. Artiste invité dans l’exposition multisite « Berserk & Pyrrhia. Art contemporain et art médiéval », organisée par le Frac Île-de-France, il nous reçoit dans son atelier pantinois pour parler rupture amoureuse, monstres et cow-boys.
Avant d’aborder ton actualité, peux-tu revenir sur tes premiers projets et la manière dont tu as défini ton univers et ton esthétique ?
Corentin Darré : Ma première exposition personnelle s’est tenue en 2021 à la galerie du Crous, à Paris, où je présentais un projet imaginé à partir d’un conte anglo-saxon. « Never kill a boy on the first date » abordait le thème du deuil amoureux, avec déjà une esthétique à la fois très jeu vidéo et médiévale. Tout est parti de l’expérience d’une rupture et de la rédaction de quatre textes, que j’ai ensuite adaptés au format vidéo, de très courtes vidéos d’animation 3D dans lesquelles les textes sont récités en voix off. Le goût de la narration, l’inspiration des fables étaient présents dès ces premiers travaux. Très tôt aussi, je me suis intéressé aux éléments de décor, à la manière dont la sculpture peut enrichir le récit et les vidéos que je produis. Après cette première exposition, j’ai fait plusieurs résidences en régions. J’aime travailler à partir des légendes locales. J’ai moi-même grandi dans un milieu rural où la nature est très présente et le folklore particulièrement propice à l’imagination.
Veux-tu nous en dire plus sur ta méthode de travail lors de ces résidences ?
Corentin Darré : Pour la première d’entre elles, à Roubaix, dans l’ancien couvent des Clarisses, je me suis par exemple intéressé à l’histoire de Marie Grauette, une sorcière locale, en m’attachant aux différentes figures qu’elle a pu incarner au fil des siècles : celle que l’on pourchasse et qu’on brûle, celle qui mange les enfants, une guérisseuse, une marginale. J’en ai fait une installation qui ressemble à une vieille cabane tapie dans les marais, ainsi qu’une vidéo d’animation sous-titrée d’un texte, dans lequel la sorcière raconte ce qu’elle est devenue à l’heure d’Internet, de la 5G et des réseaux sociaux. J’aime réactualiser ces mythes, les faire perdurer jusqu’à nous et leur insuffler des problématiques plus contemporaines.
Qu’est-ce qui te plaît plus particulièrement dans ce corpus de légendes ? Quelle richesse y puises-tu pour développer ta propre pratique ?
Corentin Darré : Elles sont vraiment ma source première, je dirais même la matière première de mon travail. Je considère le conte comme un véritable mode de connaissance, un vecteur de savoir à part entière. Sa qualité première est qu’on y entre facilement, qu’on s’attache vite aux personnages et que l’histoire se résout rapidement. Il y a une efficacité particulière à ce format. C’est cela que je recherche dans mes vidéos, une certaine intensité, une manière d’aller à l’essentiel, un fort pouvoir évocateur.
Tu t’inspires de ces récits folkloriques, tu en reprends les structures, mais tu ne te contentes pas de les illustrer. Tu les actualises. Comment cela fonctionne-t-il, concrètement ?
Corentin Darré : D’abord, j’imagine une réécriture, en injectant des thèmes qui me sont personnels ou qui me paraissent d’actualité. Ensuite, je conçois un ensemble d’éléments scénographiques, de sculptures et d’objets qui viennent résumer formellement l’histoire. Pour cette partie de mon travail, je m’efforce de rester dans l’indiciel et dans le fragment. J’essaie de ne pas aller trop loin dans les effets de mise en scène. Ce ne sont que des éléments de décor et je tiens à ce qu’on le perçoive. C’est comme dans les jeux vidéo, dont les environnements ont des limites. Derrière le décor il n’y a rien, juste des glitches, des bugs. Cela me fait aussi penser aux accessoires sur un plateau de théâtre : si un objet est là, sur scène, c’est qu’il va servir à quelque chose. La vidéo, quant à elle, arrive plutôt à la fin. Le plus souvent, sa diffusion est intégrée dans les sculptures. Il y a bien sûr des réajustements tout au long du processus, des allers et des retours d’une étape ou d’un médium à l’autre. De sorte qu’à la fin, le récit, les sculptures, la vidéo, tous les médiums servent une même expérience.
Tu parles de thèmes qui te sont personnels. On retrouve souvent des histoires d’amours homosexuelles, des récits de persécutions, des figures chimériques. Pourquoi ces choix ?
Corentin Darré : Au fond, je cherche à combler un manque en créant un corpus de représentations que je n’avais pas enfant. J’ai eu très peu accès à des fictions sur ces sujets, à part Brokeback Mountain et, là encore, le rapport à l’homosexualité reste compliqué. Comment se construire quand on n’a que ça comme exemple ? Des amours coupables, honteux ou impossibles ? De manière plus générale, mon travail parle d’identités ; par-là, j’entends ce qui nous constitue en tant qu’individu et plus particulièrement en tant qu’être jugé en dehors des normes par le reste de la société. D’où, sans doute, les monstres et la récurrence de la violence.
Venons-en à ton actualité et à ta participation à l’exposition multisite « Berserk & Pyrrhia. Art contemporain et art médiéval », présentée par le Frac Île-de-France entre Paris et Romainville. Comment ton travail trouve-t-il sa place dans ce projet ?
Corentin Darré : J’ai rencontré la directrice Céline Poulin en 2022, à l’occasion d’une exposition au CAC Brétigny à laquelle je participais. À l’époque, mes œuvres étaient encore très marquées par l’influence médiévale, tant dans l’esthétique que dans les références textuelles. L’année suivante, le Frac a fait l’acquisition d’une des œuvres que je présentais au Salon de Montrouge, Un peu de plomb dans vos cœurs (2022). Il s’agit d’un grand décor-façade argenté, intégrant une vidéo qui évoque la maladie, la malédiction et la persécution. Le point de départ est là encore un récit médiéval, que j’actualise pour le mettre en relation avec des mécanismes plus larges, et malheureusement toujours observables, de discrimination et de désignation de boucs émissaires. C’est cette installation qui est présentée au Plateau en ce moment.
Et aux Réserves de Romainville ?
Corentin Darré : Aux Réserves, je présente Òme d’aiga, une œuvre produite lors de ma résidence à Saint-Rémy, dans l’Aveyron. Là-bas, je me suis intéressé au drac, considéré en Occitanie comme un monstre diabolique, une créature aquatique qui hante les cours d’eau. J’ai imaginé une nouvelle fiction pour raconter ce que pourrait être la genèse de ce monstre, comment il est né. Je raconte qu’il était à l’origine un jeune garçon persécuté par les autres enfants, qui l’ont un jour poussé dans un marais fumant. Le garçon en est ressorti calciné, méconnaissable, effrayant. Ce que j’essaye de raconter avec ce conte, c’est que les monstres sont souvent des Hommes comme les autres.
Dans cette œuvre en particulier, le monstre devient une figure mélancolique, une victime avant d’être une menace.
Corentin Darré : Oui, sa main tendue à travers les roseaux, bien qu’armée de griffes, est avant tout un appel au secours… J’aime ces renversements, me réapproprier l’arc narratif traditionnel pour déplacer notre regard, déjouer le sens attendu des métaphores. C’est ainsi que j’ai compris le propos et l’intention des commissaires de l’exposition du Frac : elles veulent montrer comment l’imaginaire hérité du Moyen Âge trouve encore du sens aujourd’hui, à travers nos médias contemporains et surtout au travers des relectures que nous, artistes, nous proposons.
Le dernier projet, « Chagrin », que tu as présenté à sissi club à Marseille en 2024, puis dans la Grande Halle de la Villette en avril dernier à l’occasion de « 100% L’EXPO », semble marquer un tournant dans ta manière de travailler.
Corentin Darré : Ce qui est amusant, c’est qu’au moment où le Frac me proposait de participer à son exposition sur les liens entre art contemporain et art médiéval, j’étais justement en train de clore ce chapitre « moyenâgeux » pour commencer « Chagrin ». Ce projet est davantage inspiré des films des années 1990, de l’univers du western et de la science-fiction. Le ressort est similaire, cependant, il s’agit de retraverser les influences qui ont marqué mon enfance et de combler une lacune, celle de la non-représentation de la ruralité. J’avais l’impression de voir des images de campagne, auxquelles je pouvais m’identifier, uniquement dans les films d’horreur ! Alors, j’ai exploité ces paysages, leurs ambiances, ce qu’ils inspirent comme archétypes, comme personnages. Cela m’a conduit à l’écriture d’une nouvelle, Avant que les champs ne brûlent, dans laquelle un couple de jeunes hommes est accusé d’être la cause de la sécheresse qui frappe le village de Chagrin.
On y retrouve ces figures de boucs émissaires…
Corentin Darré : Oui, mais « Chagrin » est moins surnaturel. Il n’y a pas de monstres, pas de magie. Ce sont deux hommes que d’autres Hommes font souffrir simplement parce qu’ils s’aiment et que cela est jugé contre-nature. Je dois préciser que les visiteurs qui ont vu l’installation à La Villette l’ont découverte sans pouvoir lire la nouvelle. Le texte, ici, est absent. Sa version plastique prend le dessus, avec une esthétique encore plus cinématographique. Je l’ai vraiment pensé comme un décor de façades, par les fenêtres duquel on voit des images, comme des extraits de l’histoire, qui ne sont pas des photographies mais des impressions sur toile de modélisation 3D que je viens ensuite retravailler pour leur donner un aspect usé et brillant.
As-tu prévu d’en faire une version vidéo ?
Corentin Darré : J’aimerais beaucoup, même si au départ, pour ce projet, je voulais m’en détacher. Notamment pour approfondir la partie écriture et la déployer dans un format à la fois plus long et plus autonome. J’ai pris plaisir à explorer le format de la nouvelle mais je crois que la forme courte, comme celle du conte, ne m’épanouit plus. Et puis, j’ai envie que mon travail soit diffusé simplement, facilement. Dans la brièveté, il y a quelque chose de l’accessibilité qui me plaît. Ce qui est certain, c’est que j’en suis à un moment où je cherche à me libérer de certains automatismes et à tirer parti de la richesse de chaque médium. Le texte permet de dire beaucoup de choses, c’est vraiment un moteur, il vient comme une envie. La sculpture ou l’installation permettent, elles, l’immersion des visiteur·euses ; elles jouent sur l’illusion d’incarner le personnage, de prendre sa place, un peu comme dans un jeu vidéo. De manière peut-être un peu sadique, j’adore plonger les spectateur.ices dans les histoires que je propose ! En ce qui concerne la vidéo, je crois que, là encore, j’aimerais tenter un format plus proche du film, plus autonome, c’est-à-dire qui ne soit pas seulement un élément de l’installation. C’est à cela que je travaille en ce moment. •
Corentin Darré
corentindarre.com

Corentin Darré, Avant que les champs ne brûlent, 2025, vue d’installation à la Grande Halle de la Villette. Courtesy de l’artiste et sissi club (Marseille).

Corentin Darré, Avant que les champs ne brûlent, 2025, vue d’installation à la Grande Halle de la Villette. Courtesy de l’artiste et sissi club (Marseille).

Corentin Darré, Òme d’aiga, 2023, bois, peinture acrylique, roseaux, vidéo, dimensions variables. Courtesy de l’artiste et sissi club (Marseille).

Corentin Darré, À tes risques et périls (détail), 2024. Courtesy de l’artiste et sissi club (Marseille).

Corentin Darré, Je brûle pour toi (détail), 2024. Courtesy de l’artiste et sissi club (Marseille).

Corentin Darré, Un peu de plomb dans vos cœurs, 2022, façade, MDF sculpté, plâtre, bois, peinture chromée, écran, casque, dimensions variables. Collection du Frac Île-de-France (acquisition 2023). Courtesy de l’artiste et sissi club (Marseille).

Portrait de Corentin Darré. Courtesy de l’artiste.