Lou Masduraud s’infiltre au Grand Café de Saint-Nazaire

Cet été et jusqu’à fin octobre, Lou Masduraud investit le Grand Café de Saint-Nazaire avec une exposition conçue sur mesure. « Ta crème immunitaire » réactive les histoires enfouies de l’ancienne brasserie pour mettre au jour les continuités souterraines entre architecture, histoires vécues et circulation des corps et des affects.

Profil bas, façade concave, sol carrelé et comptoir d’époque : le Grand Café de Saint-Nazaire conserve ce charme discret et ce cachet modeste des lieux de rendez-vous populaires. Transformée en centre d’art contemporain en 1997, l’ancienne brasserie a beau avoir été recloisonnée, repeinte, sous le white cube affleurent encore les traces laissées par tant d’usages et tant de vies. Il est de ces endroits qui appellent à être racontés. À la veille d’une nouvelle campagne de travaux de réhabilitation, Lou Masduraud (née en 1990, Montpellier) choisit justement de révéler les strates successives de son occupation, afin de nous raconter ce qu’il y a de perméable dans les lieux que nous traversons, comme en chacun de nous.

Réveiller les mémoires, provoquer les rencontres

Avec « Ta crème immunitaire », son premier projet d’envergure en centre d’art en France, l’artiste basée en Suisse ne propose rien de spectaculaire. Elle s’infiltre plutôt, sous la peau du lieu qui l’accueille, se glisse dans les recoins et dans les interstices, réactive les mémoires dormantes, celles du bâti comme celles des équipes du Grand Café. Avec l’aide des technicien.nes et des employé.es, elle aura travaillé pendant un an à retrouver, excaver, dégager les ouvertures condamnées et les alcôves comblées. Ses œuvres ainsi sertissent ce qui est là, bien plus qu’elles n’imposent leurs formes et leurs déploiements. Elle travaille pour le lieu, avec et à partir de lui. 

Elle travaille également avec et pour les gens qui le font vivre chaque jour. Non sans malice, l’exposition s’étend jusqu’aux mains des médiateur.rices, invité·es à porter (ou à montrer sur demande des visiteurs) une série de bagues en argent massif, conçues comme des sculptures miniatures et reprenant certains motifs de l’exposition (Sculptures volantes, 2025). Une manière simple et délicate d’impliquer et de rendre grâce à celles et ceux qui font le lien entre les œuvres et le public, qui rendent poreux l’art et la vie.

Derrière les apparences

Tout parle ici d’ailleurs d’échanges et de rencontres, de flux et de circulation. C’est pourquoi l’eau tient une place centrale. Elle s’écoule et résonne dans la grande salle du rez-de-chaussée, patinant lentement le cuivre d’une grande installation, au titre énigmatique : Self portrait as a fountain of you (2024). Comme souvent dans son œuvre, l’oxydation sert une esthétique assumée de l’instabilité. Ailleurs, le bronze tient la contradiction en convoquant une tout autre histoire, celle de la sculpture classique et de la pérennité du matériau. Le secret de la cohabitation ? Un regard décalé sur les formes de cet héritage artistique, qui font du motif canonique de la fontaine un mutant trivial et grandiose, entre écrin merveilleux et pissotière de gare.

De salle en salle, sur les perrons, au-dessus des portes, les œuvres disséminées de Lou Masduraud ne cessent de se jouer des faux-semblants et des retournements. Les tableaux sur les murs, par exemple, sont des leurres. Ces grandes dentelles de cuivre aux motifs amples, brossés, forment en fait des seuils qui nous offrent des vues au revers des cloisons, des ouvertures percées par lesquelles on devine des portes, des tuyaux… et même d’anciennes toilettes (serait-ce une obsession ?). Quelques judas posés à l’entrée des bureaux nous transforment en voyeurs, tandis qu’un soupirail, percé dans l’escalier, dévoile un entresol technique jusque-là ignoré de tous. Autant d’invitations à regarder là où nous ne devrions pas et qui font de la visite une vraie chasse au trésor, une quête qui finit par nourrir, sans que nous l’ayons vu venir, une sympathie nouvelle avec tout le Grand Café.

Filiations souterraines

D’autres histoires, plus récentes ou plus intimes, sont également célébrées. Au sol, au premier étage, l’installation Le Collier d’Élisabeth (2025) révèle ainsi une ancienne trappe réalisée pour une œuvre d’Élisabeth Ballet en 2007. Toujours avec le même sens de l’économie, Lou Masduraud en souligne la découpe en déposant de petites billes de cristal, pour un hommage discret à l’artiste qui l’a précédée. Dans la pièce attenante, certaines œuvres fabriquées à partir de morceaux de chemises de travail, portées par les régisseurs des projets précédents, composent comme herbier de souvenirs partagés. Une collaboration avec sa propre mère, Christine Masduraud, artiste elle aussi, ouvre encore de nouveaux récits : Quel est l’objet de la demande ? (2025), une grande corde noire que Lou s’est réappropriée, noue un lien plus intime et plus introspectif. Une autre œuvre, au rez-de-chaussée, intitulée Eaux de mère (2025) et composée de flacons en feuilles de plomb rendant toxique tout liquide qui en sortira, s’aligne sur ce registre plus autobiographique du projet. 

Par ses interventions minimes mais incisives, par son empathie pour le lieu, son histoire et ses occupants, Lou Masduraud nous entraîne avec douceur dans son univers, sans jamais oublier de nous y réserver une place. Elle n’oublie pas que c’est dans l’échange et l’expérience de l’étrangeté que se confirment nos individualités. Entre les profondeurs et les remises à vif, tout concourt au même geste, au même instinct de rêverie, au même besoin de contact, avec l’autre, avec soi.


Exposition « Lou Masduraud. Ta crème immunitaire »
Jusqu’au 26 octobre 2025 au Grand Café
2, place des Quatre Z‘Horloges – 44600 Saint-Nazaire
grandcafe-saintnazaire.fr


Vue de l’exposition « Ta crème immunitaire » de Lou Masduraud, Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint‐Nazaire, 2025. Courtesy de l’artiste. Photo : Salim Santa Lucia.

Vue de l’exposition « Ta crème immunitaire » de Lou Masduraud, Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint‐Nazaire, 2025. Courtesy de l’artiste. Photo : Salim Santa Lucia.

Vue de l’exposition « Ta crème immunitaire » de Lou Masduraud, Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint‐Nazaire, 2025. Courtesy de l’artiste. Photo : Salim Santa Lucia.

Lou Masduraud, Self Portrait as a Fountain of You (Identity Crisis) (détail), 2024. Cuivre oxydé, bronze, laiton, aluminium, vêtement, seau, bassine, tuyau, couvercle de pot de cornichon, perles de cristal, pompe hydraulique, dimensions variables. Vue de l’exposition « Ta crème immunitaire » de Lou Masduraud, Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint‐Nazaire, 2025. Courtesy de l’artiste. Photo : Salim Santa Lucia.

Lou Masduraud, Briefs, 2025. Installation in situ, feuille de cuivre oxydé, châssis en acier inoxydable, 168 × 100 cm. Production Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint‐ Nazaire. Vue de l’exposition « Ta crème immunitaire » de Lou Masduraud, Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint‐Nazaire, 2025. Courtesy de l’artiste. Photo : Salim Santa Lucia.

Vue de l’exposition « Ta crème immunitaire » de Lou Masduraud, Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint‐Nazaire, 2025. Courtesy de l’artiste. Photo : Salim Santa Lucia.

Lou Masduraud, Contorsion Cabinet (Anti‐Speciesism Survival) (détail), 2023. Acier, pâte époxy, peinture, plume, textile, corail, coquillage, nacre, quartz, ambre, bois, médicament, dimensions variables. Vue de l’exposition « Ta crème immunitaire » de Lou Masduraud, Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint‐Nazaire, 2025. Courtesy de l’artiste. Photo : Salim Santa Lucia.

Lou Masduraud, Contorsion Cabinet (Anti‐Speciesism Survival) (détail), 2023. Acier, pâte époxy, peinture, plume, textile, corail, coquillage, nacre, quartz, ambre, bois, médicament, dimensions variables. Vue de l’exposition « Ta crème immunitaire » de Lou Masduraud, Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint‐Nazaire, 2025. Courtesy de l’artiste. Photo : Salim Santa Lucia.

Lou Masduraud, Viewer II, 2024. Bronze, judas, 8 × 4 × 3 cm, 2024. Vue de l’exposition « Ta crème immunitaire » de Lou Masduraud, Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint‐Nazaire, 2025. Courtesy de l’artiste. Photo : Salim Santa Lucia.

Lou Masduraud s’infiltre au Grand Café de Saint-Nazaire