L’espace de LoveLetter à Bagnolet fonctionne lui-même comme un seuil : niché à l’entrée d’ateliers d’artistes, ce lieu d’exposition opère déjà comme une antichambre, un espace de transit où l’art rencontre le quotidien. C’est dans cette géographie liminaire que se déploie « Deviant Dwelling », qui transforme l’entre-deux en territoire d’investigation des mémoires queer.
Le titre emprunte au concept développé par les chercheuses Birgit Lang et Katie Sutton pour désigner les formes d’habitation marginale que développent les sujets queer en marge des normes sociales. D’emblée, l’exposition révèle un parcours matériel troublant. Après des mois d’impossibilité créatrice en peinture, Pauli Bertholon emprunte un autre langage, passant du sucre de betterave à l’acier qu’iel soude désormais. Cette évolution — du fragile au résistant — devient métaphore d’un processus de construction de soi.
Les Emotional Compress de Pauli Bertholon incarnent parfaitement cette poétique de la révélation intime. Ces compresses transparentes contiennent du gel de transmission échographique — ce liquide qui permet de voir à l’intérieur des corps, qu’ils soient potentiellement malades ou porteurs de vie. Flottent dans cette matière translucide des objets chargés de sens : Notes on Camp (1964) de Susan Sontag accompagné de breloques, une mèche de cheveux, des éléments d’horlogerie, une vieille carte d’identité avec un dé, une cravate ornée d’un pin’s Pierrot. Chaque compresse fonctionne comme une relique personnelle, un concentré d’affects et de transitions rendus visibles.
Face à cette transparence contrôlée, Pauli Bertholon opère par dissimulation. Cruising a Memory, ces camera obscura en acier, révèlent dans un jeu de peep-show mélancolique, les figures oubliées du drag king britannique et américain. Le dispositif impose une approche, une proximité physique pour découvrir ces mémoires cachées — celle d’Hetty King notamment, dont le sourire photographique traverse les décennies depuis l’intérieur de sa boîte métallique. Desire Path (Oscar) pousse plus loin cette dialectique de la révélation et du secret. Le miroir troué au niveau du cœur abrite un œillet vert, ce code de reconnaissance homosexuelle porté par Oscar Wilde sur ses costumes. L’objet fonctionne comme une blessure symbolique autant qu’un signe de ralliement, questionnant ce qui se donne à voir et ce qui doit rester crypté. Landscape in Transition occupe, lui, l’espace comme un retable contemporain. Ce paravent d’acier soutient des compresses stériles cirées, tissées entre elles par de fins fils de cuivre — une organisation de la fragilité où les matériaux médicaux deviennent supports d’une méditation sur la vulnérabilité et la résistance. Cette « architecture de l’intimité » que déploie Pauli Bertholon trouve un écho particulier dans l’analyse que propose la curatrice Salomé Fau : « Entre le corps de l’œuvre, le corps de l’archive et le corps du visiteur, se joue une tension silencieuse, faite de passages et de blocages, de proximité et de distance. » L’artiste cultive une dramaturgie silencieuse où chaque détail devient perceptible.
L’exposition ne comble pas les vides de l’archive queer mais les active. Les matériaux médicaux deviennent poétiques, les références culturelles se mêlent aux objets du quotidien. L’artiste transforme l’espace d’exposition en véritable habitat déviant où se négocient de nouvelles formes de visibilité. Cette exposition révèle un artiste qui a trouvé son langage sculptural. Pauli Bertholon développe une pratique qui fait de chaque œuvre un catalyseur de la mémoire queer. Et « Deviant Dwelling » habite pleinement sa marge. •
Exposition « Pauli Bertholon. Deviant Dwelling »
Jusqu’au 28 septembre 2025 chez LoveLetter
37, rue Adélaïde Lahaye – 93170 Bagnolet
@loveletter.bagnolet

Vue de l’exposition « Deviant Dwelling » de Pauli Bertholon, LoveLetter, Bagnolet, 2025. Courtesy de l’artiste et de LoveLetter. Photo : Solveig Burkhard.

Pauli Bertholon, Desire Path (Oscar), 2025, miroir, œillet vert, chaînes, 150 × 76 × 5 cm. Courtesy de l’artiste et de LoveLetter. Photo : Solveig Burkhard.

Pauli Bertholon, Desire Path (Oscar) (détail), 2025, miroir, œillet vert, chaînes, 150 × 76 × 5 cm. Courtesy de l’artiste et de LoveLetter. Photo : Solveig Burkhard.

Pauli Bertholon, Emotionnal Compress (I. à V.), 2025, gel de transmission, objets divers, plexis, dimensions variables. Courtesy de l’artiste et de LoveLetter. Photo : Solveig Burkhard.

Pauli Bertholon, Emotionnal Compress II. (03.09.25) (détail), 2025, gel de transmission, objets divers, plexiglass, 20 × 18 × 3 cm. Courtesy de l’artiste et de LoveLetter. Photo : Solveig Burkhard.

Pauli Bertholon, Landscape in Transition, 2025, compresses stériles, cire, acier, fil de cuivre argenté, dimensions variables. Courtesy de l’artiste et de LoveLetter. Photo : Solveig Burkhard.

Pauli Bertholon, Landscape in Transition (détail), 2025, compresses stériles, cire, acier, fil de cuivre argenté, dimensions variables. Courtesy de l’artiste et de LoveLetter. Photo : Solveig Burkhard.

Pauli Bertholon, Cruising a Memory III. (Gwen Lally), 2025, acier, photographie transférées sur textile, bois, led, 25 × 25 × 25 cm. Courtesy de l’artiste et de LoveLetter. Photo : Solveig Burkhard.

Pauli Bertholon, Cruising a Memory I. (Hetty King), 2025, acier, photographie transférées sur textile, bois, led. Courtesy de l’artiste et de LoveLetter. Photo : Solveig Burkhard.