Il y a quelque chose de particulier à contempler dix ans de carrière condensés dans les salles pastel de la Maison Européenne de la Photographie. Jusqu’au 25 janvier, « Wish This Was Real » déploie l’univers de Tyler Mitchell, photographe trentenaire dont le regard a déjà bouleversé le paysage visuel contemporain.
Première exposition personnelle de l’artiste en France, cette rétrospective itinérante – déjà présentée à Berlin, Helsinki et Lausanne – arrive à Paris dans une version resserrée. Restent trois thématiques qui déploient un langage singulier, où la vie des personnes noires n’est ni archivée ni disséquée, mais tranquillement réinventée. Que Tyler Mitchell (né en 1995) bénéficie d’une telle reconnaissance institutionnelle si tôt dans sa carrière n’est pas anodin. Son ascension – des skate parks d’Atlanta aux collections du MoMA et du Brooklyn Museum – témoigne d’un renouvellement profond. Le milieu de la mode s’est révélé un tremplin décisif pour cette génération issue de réseaux moins établis. « The New Black Vanguard », exposition collective présentée aux Rencontres d’Arles en 2022, consacrait cette émergence : une quinzaine de photographes qui célèbrent la créativité noire et l’hybridation entre art, mode et culture. Tyler Mitchell en faisait partie, moment clé de sa réception en France. Ses références : Georges Seurat, Kerry James Marshall, Roy DeCarava, mais aussi Ryan McGinley, Spike Jonze, les magazines i-D et Dazed.
La première section, « Vies / Libertés », s’ouvre sur une vidéo éponyme de 2015 : essai visuel expérimental où des enfants jouent dans un espace parsemé de pistolets à eau en plastique. L’image est douce mais le contexte résonne : en 2014, Tamir Rice, douze ans, est tué par la police à Cleveland alors qu’il joue avec un pistolet factice. L’artiste laisse les images porter leur propre inquiétude. Puis viennent les portraits de jeunes skateurs – New York, Lagos, Londres. Il raconte que sept ans plus tôt, des adolescents nigérians l’ont contacté via Instagram pour lui dire qu’ils skatent eux aussi dans une ville où cette pratique est interdite. Il convainc alors i-D de l’envoyer les photographier. Le résultat témoigne de ce qu’il cherche depuis ses débuts : « visualiser les personnes noires comme des êtres libres, expressifs, spontanés et sensibles », explique-t-il dans un entretien avec l’artiste Rashid Johnson. « Postcoloniale / Pastorale » explore, quant à elle, les paysages de Géorgie et des Catskills, réinvestissant la tradition pastorale américaine – cette idéalisation des paysages « vierges » qui a longtemps exclu les corps noirs. Dreaming in Real Time (2021) convoque à la fois Le Déjeuner sur l’herbe de Manet et Daughters of the Dust de Julie Dash. Qui a droit au repos ? Qui peut s’allonger dans l’herbe sans que ce geste soit chargé d’histoire ? Chrysalis (2022) approfondit le tout : des jeunes hommes immergés dans la boue accomplissent des gestes d’ablution. C’est aussi ici que Mitchell expérimente les supports : photographie sur textile, œuvre sur miroir où se superposent le reflet d’un jeune garçon, celui de l’eau et celui du visiteur. Enfin, « Famille / Fraternité » resserre sur l’intime. En 2020, Mitchell reçoit une bourse de la Fondation Gordon Parks et photographie une famille de Bedford-Stuyvesant, à Brooklyn. Le foyer devient une « galerie publique-privée », espace où les photographies s’exposent comme affirmation de soi. Sur les commodes, cadres anciens, bibelots et portraits sépia côtoient les figures vivantes. Dans Ancestors (2021), deux femmes sont assises au milieu de ce décor chargé d’histoire. On pense à Gordon Parks photographiant les intérieurs domestiques dans les années 1950, mais aussi à Carrie Mae Weems et sa Kitchen Table Series (1990). Là où Parks documentait, Weems et Mitchell composent, transformant le quotidien en théâtre.
Ce qui frappe, c’est la cohérence absolue du regard. Bien que l’exposition ne présente que son œuvre personnelle, ses images empruntent l’esthétique de la mode sans jamais s’y réduire. « J’essaie d’apposer une idée d’autodétermination, d’autonomie personnelle et de joie sur le canevas de l’Histoire », explique-t-il dans le catalogue. Ses photographies ne sont pas des archives mais des prophéties douces d’un présent habitable. Des espaces de respiration où le repos n’est pas un luxe mais un droit. Des images-refuges. En sortant de la MEP, on emporte ces couleurs pastel, ces corps au repos, ces regards posés. « Wish This Was Real » : non pas un regret, mais une invitation à voir ce que le monde refuse encore – la possibilité pour les personnes noires d’exister pleinement, dans la douceur, le loisir et la beauté. À trente ans, Tyler Mitchell a déjà modifié notre manière de regarder. •
Exposition « Tyler Mitchell. Wish This Was Real »
Jusqu’au 25 janvier 2026
à la Maison Européenne de la Photographie
5/7, tue de Fourcy – 75004 Paris
mep-fr.org

Tyler Mitchell, Curtain Call, 2018 © Tyler Mitchell. Courtesy de l’artiste et de Gagosian.

Tyler Mitchell, Ancestors, 2021 © Tyler Mitchell. Courtesy de l’artiste et de Gagosian.

Tyler Mitchell, Flotation, 2022 © Tyler Mitchell. Courtesy de l’artiste et de Gagosian.

Tyler Mitchell, New Horizons II, 2022 © Tyler Mitchell. Courtesy de l’artiste et de Gagosian.

Tyler Mitchell, Riverside Scene, 2021 © Tyler Mitchell. Courtesy de l’artiste et de Gagosian.

Tyler Mitchell, Untitled (Topanga II), 2017 © Tyler Mitchell. Courtesy de l’artiste et de Gagosian.

Tyler Mitchell, Convivial Conversation, 2024 © Tyler Mitchell. Courtesy de l’artiste et de Gagosian.


