The Pill ouvre à Paris avec Apolonia Sokol

Mi-octobre, la galerie turque The Pill a inauguré son antenne parisienne, place de Valois, et dévoilé sa programmation par le lancement de l’exposition personnelle de l’artiste franco-polonaise Apolonia Sokol (née en 1988), la première qui lui est consacrée en France. 

Fondée en 2016 à Istanbul par Suela J. Cennet, la galerie The Pill est connue pour son engagement politique. Il n’y a qu’à se pencher sur la signification du nom pour en attester, référence à la célèbre pilule de Matrix mais aussi au moyen de contraception féminine. La Turquie a été choisie comme lieu d’ancrage pour sa position géographique, “en marge de la marge”, souligne sa directrice, mais aussi au carrefour de l’Europe et de l’Asie, territoire où l’offre de galeries se fait moins dense qu’en France. Son implantation à l’étranger lui a permis de rendre rapidement visibles sur la scène internationale les talents qu’elle accompagne parmi lesquels Apolonia Sokol, présente dès les débuts du projet. C’est tout naturellement que la galerie lui a proposé d’investir ses nouveaux locaux dans la capitale en un geste amical venant célébrer près de dix ans de collaboration.

Dans l’œuvre de la jeune peintre franco-polonaise, il est souvent question de visages et de corps. Ceux de ses proches qu’elle intègre dans ses portraits avec générosité, portée par le désir de les donner à voir. Pour Simone (2024), le nu est frontal, la posture volontiers provocatrice. Il ne s’agit plus d’un modèle féminin qui pose sous le regard lubrique du peintre, ni d’un corps inconnu livré à la vue de tous tel que pour L’Origine du monde (1866) de Courbet, mais d’une femme trans aux traits reconnaissables, l’icône de la nuit Simone Thiébaut, lèvres rehaussées de rouge et jambes entrouvertes. Contrepoint saisissant au male gaze dominant. Dans la même salle : Transsuport (2024), un triptyque au format emprunté aux primitifs flamands — on pense à L’Adoration de l’Agneau mystique (1432), retable des frères Van Eyck. Sur les ailes latérales, Anja Milenkovic et Camille Cécilia Tavares soutiennent, au sens littéral et imagé du terme, le travail de la plasticienne. C’est ensemble qu’elles ont participé à la réalisation de l’œuvre et ont, avec la complicité de la peintre, apposé leur touche à la sienne. Anja Milenkovic a même introduit son propre travail : c’est à l’un de ses tableaux qu’on la voit s’atteler de dos.

Plus loin, une toile hissée à la grandeur des tableaux d’histoire du 19e siècle (Le Massacre des Innocents, 2024). Il ne fallait rien moins que cette immensité pour illustrer la tragédie du conflit israélo-palestinien au moyen d’une montagne de corps décomposés et d’habitations ravagées. Au coin inférieur gauche, présentée en témoin de l’Histoire : Apolonia, vers laquelle lève les bras un bambin d’un bleu sourd, surnaturel, comme sorti d’un rêve. En quête d’un refuge, l’enfant grimpe sur la cuisse droite de la jeune femme, ses mains entourent son cou, son front vient s’accoler à sa bouche dans une position reprise du Polonais Andrzej Wróblewski, Une mère et son enfant mort (1949). À la manière de Guernica (1937) de Picasso, des mains et des portions de jambes surgissent du chaos en contrebas des crânes accumulés (peints avec l’aide de Matthias Garcia), convocation de L’Apothéose de la guerre (1871) du Russe Vassili Verechtchaguine. 

Pour L’Accouchement (2024), la scène s’articule autour de bras et de mains qui caressent et portent. Quatre êtres réunis dans l’intimité chaude d’un domicile où a lieu, à l’aide d’une doula, l’accouchement physiologique de Jehane Mahmoud, amie de l’artiste. Prétexte pour inscrire dans l’histoire de l’art un motif iconographique délaissé depuis les origines de la peinture. L’Opération (2024) relate, lui, le mélanome dont a souffert l’artiste enfant. La composition est reprise de Christian Schad (Opération, 1929), le sujet de La Leçon d’anatomie du docteur Tulp (1632) de Rembrandt et la douleur physique transcendée par la peinture des Deux Fridas (1939) de Frida Kahlo.

C’est indéniablement l’engagement d’Apolonia Sokol en faveur des luttes féministes, queer et décoloniales dont témoigne l’exposition dans le prolongement du documentaire multi-primé de la cinéaste danoise Lea Glob, Apolonia, Apolonia (2022), portrait réalisé durant treize années, percuté de plein fouet par la révolution Me Too, la visibilisation progressive de la violence patriarcale du monde de l’art et la conscientisation des enjeux postcoloniaux ou des bavures policières. Pour Apolonia Sokol, la peinture est et sera politique. C’est à travers elle qu’elle représente le monde qu’elle habite. Le monde dans sa laideur, ses malheurs et sa cruauté. Mais la vie aussi, lumineuse, nourrie d’amitiés et de luttes collectives.


Exposition “ISLAWIO” by Apolonia Sokol
Jusqu’au 21 décembre 2024  at The Pill
4, place de Valois – 75001 Paris
thepill.co


Apolonia Sokol, Transsupport, 2024, huile sur toile, 210 x 340 cm / 195 x 114 cm, courtesy de l’artiste et de The Pill © Nicolai Bejder

Apolonia Sokol, Consentement, 2024, huile sur lin, 195 x 114 cm, courtesy de l’artiste et de The Pill © Nicolai Bejder

Apolonia Sokol, Transsupport, 2024, huile sur toile, 210 x 340 cm / 195 x 114 cm, courtesy de l’artiste et de The Pill © Nicolai Bejder

Apolonia Sokol, Simone, 2024, huile sur toile, 195 x 114 cm, courtesy de l’artiste et de The Pill © Nicolai Bejder

Apolonia Sokol, Massacre des Innocents, 2024, huile sur toile, 270 x 600 cm © Nicolai Bejder

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