Présentée à la galerie Karsten Greve, à Paris, la nouvelle exposition de Georgia Russell donne à voir une œuvre d’une grande sensibilité, entre abstraction poétique et exploration des matières.
Voici une œuvre pleine de contradictions, qui de loin semble jetée d’un geste libre, ample et spontané, mais qui de près révèle un travail contraignant, méticuleux, répétitif. Pour réaliser ses toiles, Georgia Russell (née en 1974, Écosse) utilise le scalpel plutôt que la brosse. Avec sa lame, elle découpe en dentelles de grands lés d’organza, tout imbibés de couleurs, qu’elle superpose et monte sur un châssis de métal. Il en résulte une œuvre sans fond, vibratile et flottante, un agencement abstrait de textures, de lumières.
Il nous sera bien sûr donné de reconnaître, à la source de cette pratique, l’influence des mouvements d’avant-garde des décennies 1940-1950, et notamment du Movimento Spaziale. Ce courant artistique, qu’incarna et théorisa Lucio Fontana (1899-1968), dont le manifeste fut publié en 1951, posait en principe créatif l’abolition de la séparation entre le plan de la peinture, la plasticité de la sculpture et la profondeur de l’espace environnant. Le but était alors moins de déconstruire les œuvres que de « faire de l’espace », pour reprendre la formule de Fontana lui-même ; c’est-à-dire en créer, dégager de l’intervalle, et non plus seulement le simuler ou le représenter. Sa méthode, appliquée à la peinture, était simple : puisque ce médium est un plan, alors il faut le perforer, passer outre la muraille du support, l’ouvrir. Georgia Russell prolonge en quelque sorte ce geste originel, avec moins de radicalité, certes, puisqu’elle arrive après, mais avec plus de délicatesse, de lyrisme. En cela, elle se tient proche également de l’expressionnisme abstrait américain, qui se disputait alors la modernité avec les mouvements européens. À cheval entre les deux, à la suite de chacun, elle ajoute surtout un terme nouveau à l’équation : celui du frémissement de la matière et du mouvement de la surface.
On se gardera cependant d’adjoindre à ses inspirations l’héritage de l’Op Art. À la différence de cet autre courant, plus tardif, l’approche de l’artiste écossaise n’a en effet rien de scientifique, ni n’applique aucune théorie rationnelle de la perception. Le travail de Russell est avant tout un art qui enquête sur lui-même et qui pour cela détourne son propre langage, fait de plans, d’intuitions, de couleurs et de gestes plus que de formules mathématiques. C’est une œuvre poétique avant d’être optique. Voilà très certainement la raison de son attachement aux livres, objet qu’elle aime à détourner, découper, inciser depuis plusieurs années, et dont l’exposition rassemble quelques exemplaires montés en totems. Gerbes de pages, fourrures étranges, sculptures de mots aux récits illisibles, là encore le regard et la compréhension de l’objet se trouvent contrariés.
Armée de patience et de son scalpel, Georgia Russell renoue ainsi avec le temps et la matière, le vide aussi, qu’elle laisse occuper une place centrale dans sa pratique. Elle déjoue les limites traditionnelles entre les disciplines et pose ces questions simples, que d’autres artistes de sa génération s’emploient d’ailleurs à remettre sans cesse sur le métier : qu’est-ce que peindre aujourd’hui ? Qu’est-ce que sculpter ? Qu’est-ce qui fait œuvre, sinon le sentiment d’évidence qui nous saisit devant la poésie de ses compositions ? Il ne s’agit plus tant de comprendre, mais de voir, de sentir les bruissements du monde. Un monde qui, comme ses œuvres, s’enrichit de ses propres contradictions. •
Exposition « Georgia Russell. The Pattern of Surface »
Jusqu’au 5 avril 2025 à la Galerie Karsten Greve
5, rue Debelleyme – 75003 Paris
galerie-karsten-greve.com