Peinture en dissidence : Noël Dolla et Delphine Trouche

Par Laëtitia Toulout

EXPOSITION // Quelles dissidences dans la peinture abstraite ? Réponses avec les œuvres de Noël Dolla et Delphine Trouche dans une exposition mi-collective mi-monographique curatée par Julie Crenn, à découvrir jusqu’en septembre au centre d’art Transpalette (Bourges).

Avant toute chose, il y a la toile. La toile et la matière, puis l’artiste, son esprit et son corps, sa corporalité face à la toile et dans le monde. Une multiplicité de toiles et deux artistes sont rassemblé.e.s dans l’espace du Transpalette, qui fonctionne alors comme un point médian entre la peintre et le peintre, deux artistes, deux générations. Les œuvres se répondent dans un dialogue incessant entre les acteur.rice.s de l’exposition, les peintres, l’espace, le public. La progression des corps et des réflexions se fait d’une part sous formes d’aguiches qui annoncent l’œuvre suivante et d’autre part avec des clins d’œils rappelant les rencontres, qu’elles soient hasardeuses ou provoquées.

C’est la rencontre de l’air propulsé par des pompes sur des toiles aplaties au sol. Résultent de cette technique, omniprésentes dans cette sélection de pièces de Noël Dolla, de grandes fleurs éparses « qui peuvent rappeler des pensées » selon Julie Crenn, commissaire de l’exposition, mais aussi des impacts d’armes à feux transperçant des corps. Sur une intervention murale, la fleur potentielle disparaît au profit de la marque de l’explosion déchirante et violente, du (faux) sang dont les traces éclaboussent jusqu’au sol. Car si l’abstraction laisse parler nos peurs et nos pleurs, nos joies et nos pensées intimes dans les formes et les couleurs, l’œuvre d’art se pare d’indices quant aux propres réflexions ou rebellions de l’artiste — ici, Noël Dolla est dissident d’office. Sa contestation se lit dans la violence souhaitée et exposée, en particulier à l’étage qui lui est dédié. Les couleurs éclatent sur la toile, toile carré, toile de tente, table à repasser, taie d’oreiller… Diverses surfaces marquées d’une violence peinte ou littéralement tamponnée : « Sniper – 14 mai 2018 ». La peinture parle de la guerre et parle d’elle-même, de la matière comme d’une ligne perpétuelle —ligne notamment en tarlatane, tissu utilisé dans le bâtiment ou dans les tutus — d’un ensemble de points qui marquent l’espace. La peinture échappe à elle-même : les points deviennent des sphères, bouchons de pêche flottant entre les étages du Transpalette, verts, rouges, et blancs, couleurs du drapeau de la Palestine. Les indices se dessinent et s’imbriquent : l’histoire et la révolte se racontent.

Les artistes se rencontrent. Delphine Trouche revendique l’abstraction, y compris dans les formes figuratives — roses kitsch, palmiers, étoiles, yeux flottants — dont la récurrence vide ces motifs de leur sens et permettent à qui le souhaite de s’y projeter. Au sein d’inspirations artistiques, pop ou spirituelles, l’ironie est à peine masquée : des rainures d’arbres paraissent former malgré elles des vulves, des cartes postales trouvées sur place représentent des hommes trouant des bouquets de fleurs, des yeux regardent le public ; des tapis s’éparpillent sur des moquettes et des rampes, les chaussures que Delphine Trouche portait le jour où elle a failli rencontrer Noël Dolla s’exposent dans une attitude pieuse face aux toiles de ce dernier… La peinture est ici un espace de liberté, où sont projetés sarcasmes, fantasmes et désirs, bien au-delà du cadre.

Dans l’étage qui lui est consacré, Delphine Trouche recouvre les murs du white cube d’une moquette beige, dotant l’espace d’une apparence de salle d’attente rétro, cabinet fictif de psychologie. Par le biais du médium vidéo, certaines toiles voient leur présence doublée. L’atelier de l’artiste devient le réceptacle des récits intimes de femmes qui narrent leurs premières désobéissances. Pour l’une d’elle, c’est l’homosexualité. Dès lors, son regard sur le monde change : « les règles, les cadres, les machins, ça nous enferme et moi je n’ai pas envie d’être enfermée. » Sortir du cadre c’est prendre conscience des matières, des formes insolites de l’altérité. C’est lutter. D’après Monique Wittig dans La Pensée straight (2007), « ce n’est qu’au moment où la lutte éclate que la violence des oppositions et le caractère politique des différences deviennent manifestes ». Dissident.e.s : comme peut l’être la peinture quand elle refuse, se politise et s’aventure. //


Exposition Dissident.e.s by Noël Dolla & Delphine Trouche
Jusqu’au 4 septembre 2019 at Transpalette
26 route de la Chapelle 18000 Bourges
www.emmetrop.fr


Vues de l’exposition Dissident.e.s, Noël Dolla & Delphine Trouche, 2019, Transpalette (Bourges)

 

 

Peinture en dissidence : Noël Dolla et Delphine Trouche