Au Crédac, l’espace domestique selon Proust

« La Fugitive », la nouvelle exposition collective du Crédac (Centre d’art contemporain d’Ivry-sur-Seine), met en lumière le personnage proustien d’Albertine. Le group show rassemble dix-sept artistes modernes et contemporains dont la plupart ambitionne d’exprimer et de représenter sa propre identité lesbienne.

« La Fugitive » est le titre que Marcel Proust donne originellement au cinquième tome d’À la recherche du temps perdu (1923). L’écrivain y présente le moment où le narrateur, envahi par la jalousie, retient Albertine captive dans son appartement. Définissant un parcours allant de l’espace domestique de la jeune femme aux pensées contradictoires de l’auteur, l’exposition a pour quête de tracer la sexualité et la personnalité incernable d’Albertine.

L’espace de la chambre est l’objet central de la première salle de l’exposition, où les artistes nous invitent, par le biais de vocabulaires très précis, dans ce lieu du repli intime et de l’expression du désir que constitue la maison. De part et d’autre de la salle, les rideaux colorés et soyeux d’Anne Bourse (née en 1982, Lyon) donnent un aspect familier à l’espace. Exposé sous forme d’installation, le film La Chambre (1972) de Chantal Akerman (1950-2015, Bruxelles) présente la réalisatrice belge, alors âgée de vingt-deux ans, allongée dans son lit. Le lit, la chambre et le quotidien constituent ainsi le nœud de l’action tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du film. Au centre de la salle, on retrouve une estrade surmontée d’un tapis et de coussins, conçue par l’artiste français Marc-Camille Chaimowicz (né en 1947, Paris), qui parvient à nous faire rentrer dans la dimension affective et intime des objets avec lesquels nous vivons.

La deuxième salle de l’exposition fait référence au portrait morcelé que Marcel fait d’Albertine : tantôt femme belle et désirable tantôt repoussante. S’inspirant du mouvement politique et artistique postporn, qui propose de sortir la sexualité des bornes privées et normatives, Mélissa Boucher (née en 1986, Paris) présente un ensemble de photographies argentiques d’images pornographiques féminines. Recouvertes par un verre ultra réfléchissant, ses photos ressemblent à des jeux de regards, créant une sensation de déstabilisation admirable. Tout comme Albertine et les images de Mélissa Boucher, les sculptures de Cécile Bouffard (née en 1987, Paris) sont à la frontière entre différents états, difficilement définissables. D’un aspect haptique, ses objets en bois, enduits ou recouverts de tissus ou latex, semblent appeler à un geste de la main. Cependant, ils se révèlent insaisissables, en raison de leur caractère fluide et abstrait. 

La dernière salle et le Crédakino – l’espace du centre d’art dédié aux projections – donnent à voir différentes formes de résistance face à la convoitise. De ce fait, Tirdad Hashemi (née en 1991, Téhéran) et Soufia Erfanian (née en 1990, Mashad), couple d’origine iranienne, narrent leur quotidien marqué par de multiples déplacements, à travers des dessins au style enfantin où tout semble possible. De leur côté, Pauline Boudry (née en 1972, Lausanne) et Renate Lorenz (née en 1963, Bonn) , présentent Opaque (2014), un court-métrage construit autour d’un rideau et de deux interprètes qui prétendent être les représentants d’une organisation clandestine. Le rideau est en place pour assurer leur anonymat. Derrière lui, un extrait de L’ennemi déclaré (1970) de Jean Genet est prononcé, où l’écrivain pose la question de savoir comment aller de l’avant dans une guerre ou un combat pour la résistance, sans ennemi déclaré et visible. Les artistes semblent faire appel au désir d’avoir un ennemi véritable et inébranlable. Revendiquer l’opacité, c’est en effet reconnaître le droit de s’affirmer.

De même que dans la Recherche, Albertine est ici évoquée par fragments. Pensée comme une cartographie des productions culturelles des femmes lesbiennes, cette exposition questionne une culture visuelle héritière du male gaze et revitalise la réflexion à propos de la place des personnes queer dans l’histoire de l’art et de la littérature.


Exposition “La Fugitive”
Jusqu’au 18 décembre 2022 at Crédac
1 place Pierre Gosnat – 94200 Ivry-sur-Seine
credac.fr

 


Marc Camille Chaimowicz, A Partial Vocabulary, 1984-2008, Courtesy of FRAC Nouvelle Aquitaine MÉCA

Chantal Akerman, La Chambre, 2012, Courtesy of Fondation Chantal Akerman et Marian Goodman Gallery / Mélissa Boucher et Adèle de Keyzer, Mauvais genre, 2022, Courtesy des artistes

Cécile Bouffard, …still baffled et fugitive, 2022, Courtesy de l’artiste / Pauline Boudry et Renate Lorenz, Wig Piece (Entangled Phenomena VI), 2019, Courtesy des artistes, Marcelle Alix, Paris et Ellen de Bruijne Projects, Amsterdam

Cécile Bouffard, fugitive, 2022, Courtesy de l’artiste

Pauline Boudry et Renate Lorenz, Opaque, 2014, Courtesy des artistes, Marcelle Alix, Paris et Ellen de Bruijne Projects, Amsterdam

Au Crédac, l’espace domestique selon Proust