Au BAL, la captivité dans le regard de Joanna Piotrowska

Rémi Guezodje |

17.05.2023 |

EXPOSITIONS / PHOTOGRAPHIE

Première exposition en France dédiée à Joanna Piotrowska, “Entre Nous” révèle autant de contraintes visuellement formulées dans ses photographies que de frontières et d’obstacles imaginés dans leur mise en espace. Un éloge de la contrainte, sublimée par ses tirages argentiques.

Toute visite au BAL donne l’impression de découvrir un nouvel espace. À chaque nouvelle exposition, les murs semblent s’être déplacés, l’espace s’être décomposé et recomposé autour des œuvres qu’elle abrite. En effet, le centre culturel dédié à l’image-document s’abstient toujours de reproduire des modèles de monstration traditionnels, allant jusqu’à proposer des dispositifs radicaux. À l’instar de la rétrospective Wang Bing, “L’oeil qui marche”, qui proposait au visiteur de pénétrer dans le rythme singulier des œuvres du vidéaste comme s’il était immergé au cœur des séquences de films, ou bien qu’il assistait au tournage en secret. Pas d’exception pour “Entre Nous” — première monographie française dédiée à l’artiste polonaise Joanna Piotrowska (née en 1985, Varsovie).

L’exposition rassemble plusieurs séries de photographies en noir et blanc mettant toutes en scène l’enfermement et la contrainte qui s’imposent aux corps dans diverses situations, comme si les sujets étaient constamment enfermés derrière des grillages, des barreaux, ou le cadre de mise en scène rigoureux exigé par Joanna Piotrowska. Ces images austères défilent dans deux salles, l’une drapée d’un bleu canard, et dont le confort de la moquette contraste avec la brutalité des œuvres, cerclées par la douce couleurs des cadres verts et jaunes. L’autre est organisée autour d’un cube ajouré peint en rose saumon, dessinant un labyrinthe d’images au travers duquel on peut circuler, et se laisser surprendre à dénicher des photographies savamment accrochées dans les coins des murs. Une scénographie permettant de créer des trompe-l’œil dans l’espace, qui paraît receler une salle secrète ou cacher une œuvre supplémentaire.

La sophistication du dispositif d’exposition initie un inévitable et abrupte dialogue avec la raideur des images présentées. Si bien qu’à mesure que l’on se déplace dans ce qui s’impose comme un décor où les œuvres se fondent, l’on en vient à se demander si l’objet de l’exposition n’est pas la contrainte que produit le principe de mise en espace lui-même. Une contrainte ici soulignée par la scénographie léchée imaginée par le BAL. Dans un texte — “Animals beyond the Forest” in Stable Vices, Joanna Bednarek, 2021 — au sujet du goût de Joanna Piotrowska pour l’esthétique de l’enfermement, la philosophe Joanna Bednarek explique que la captivité organisée par le zoo est ce qui permet à certaines espèces animales de développer des facultés artistiques telles que l’abstraction et la libre association de formes géométriques. Une fois rappelée, l’ambiguïté des structures de pouvoir et de contrainte, aussi appelée discipline, révèle un des intérêts d’ “Entre Nous”.

Le spectateur entre dans l’exposition comme dans une cage, un monde parallèle fortement esthétisé. Cet environnement est nécessaire à l’appréciation des œuvres de Joanna Piotrowska, qui paraissent ainsi violentes, élégantes et évidentes tout à la fois. Dresser le regard, le mettre dans les conditions de réception d’objets complexes pourtant naturellement présentés dans l’espace comme s’ils y avaient toujours été, là se trouverait peut-être l’enjeu du travail de curation et du principe d’exposition. Un mécanisme permettant d’amener des sujets aussi rudes que les contraintes subies par les corps avec douceur. C’est en tout cas la question que pose “Entre Nous”, qui, tout en exhibant des corps contorsionnés, contraint le visiteur à la même gymnastique intellectuelle : aiguiser son regard dans le cadre feutré d’un espace couvert de rose, ou dans le confort d’une moelleuse moquette. •

Exposition “Entre Nous” by Joanna Pitrowska
Jusqu’au 21 mai 2023 at Le BAL
6, impasse de la Défense – 75018 Paris
le-bal.fr