Issy Wood, une rétro-inspection des choses

À coups de bribes personnelles, l’artiste britannique donne à voir son propre vécu en pulvérisant les notions de collage et de montage. Dédoublements, associations, fragmentations : ses peintures, aussi sombres que vulnérables, sont exposées à Lafayette Anticipations.

À CONTRETEMPS

« Je me souviens que je commençais tout juste à apprivoiser l’usage du mot “non” et la puissance qui s’en dégage. Nous apprenons à l’utiliser enfant et, une fois adulte, nous devons réapprendre à l’utiliser­ surtout, me semble-t-il, en tant que femme », renseigne l’artiste à propos de l’œuvre qu’elle a réalisée en 2019, et qui prête son titre à celui de son premier solo show en France. La petite peinture Study For No, dont l’attention se porte à une typographie ornementalisée de fleurs façon enluminure contemporaine, est timidement placée à gauche de l’entrée dans l’exposition. Naturellement, le visiteur entamera son parcours par la droite, reléguant l’huile sur lin en fin de chapitre ; Issy Wood, elle, s’en sert d’appât, impulsant discrètement le sens des aiguilles d’une montre, à rebours de la dynamique de marche. Elle sème ici le premier indice d’un renversement de l’ordre des choses en attribuant un caractère anecdotique à cette pièce, donnée à voir en fin de boucle, intitulant pourtant l’entièreté du corpus présenté. Chronologie forcée, inversée ? « Non », comme en informe la peinture. Il n’en est rien. C’est un floutage du temps qui s’opère dès l’incipit de l’exposition.

Forgée comme un « journal intime » selon les mots de la commissaire et directrice de Lafayette Anticipations, Rebecca Lamarche-Vadel , la peinture d’Issy Wood s’étale dans la fondation à travers une soixantaine d’images commentées par l’artiste elle-même. Évocations familiales, figures obsessionnelles, souvenirs personnels : chaque toile se lit par le prisme du temps passé, révolu, mémorisé. Ce temps, que le regardeur n’a pu connaître car écarté de l’intimité vécue, se formalise par une iconographie mouvante, qui s’affranchit aussi des limites du tableau. Alors qu’Issy Wood semble mener à double sens le préambule de son exposition, le dernier plateau se meut quant à lui en un espace symbiotique, accueillant sur son carrelage de multiples cadrans d’horloges, pendules et montres fragmentés (Floor 3, 2021). La fuite de toute logique, par la représentation au sol, et le glissement du référent tridimensionnel vers un signifiant aplati, déroulent un argumentaire permutant l’heure universelle en notion irrationnelle. Le temps devient espace, et le visiteur est invité à le piétiner.

INTIME KALÉIDOSCOPIQUE

Si le temps se dérobe dans « Study For No », c’est parce qu’il est livré aux seules mains de l’artiste qui le triture, l’écrase. Issy Wood malaxe une matière première composée de figures affectives, parmi lesquels bibelots, vaisselle, vêtements et animaux surgissent comme repères de son histoire familiale et de ses propres rencontres tant avec des sujets que des choses. Pour explorer l’intimité, l’intériorité et l’identité, elle s’empare de ses souvenirs pour les transformer en images : souvent, l’objet domine dès le premier plan. Mais en grattant encore, se découvrent une, deux, voire trois couches supplémentaires de motifs, comme si plusieurs tableaux avaient été imaginés pour une seule surface donnée. Cette stratification — qui n’est en rien vouée à refléter la profondeur d’une réalité puisque la planéité y est privilégiée — relève de la saturation. Quand elle s’attèle au motif du service de table, Issy Wood dispose la porcelaine répétitivement jusqu’à étouffer la surface du support. Cet engorgement exagéré, trop-plein prêt à exploser, met en lumière une vacillation des limites, un ébranlement des contraintes, toujours en analogie avec les comportements humains. L’artiste dira d’ailleurs : « Un service de porcelaine exerce un contrôle — pas seulement parce qu’il est susceptible de se briser à tout moment, mais parce que nous avons hérité de conventions sociales qui dictent l’emplacement des couverts, quelle vaisselle utiliser pour quelle nourriture, comment mettre la table. »

Impertinence ou acte de résistance, Issy Wood crée en suivant une perception qui relève du kaléidoscope. Les accumulations figuratives s’enchaînent au sein de ses peintures, pulvérisant l’héritage du collage au profit d’une démarche esthétique qui maintient les ombrages et disloque les plans. Dans Study for then again 2 (2022), l’artiste met en relation quatre séquences, imbriquées. Un vêtement, une tomate, un sphinx portrait métaphorique de sa mère, récurrent dans son œuvre , un intérieur de voiture : Issy Wood combine plusieurs fragments d’images communes, voire archétypales, sur un unique panneau de velours. Ce procédé rappelle celui décrit par l’historienne de l’art américaine Svetlana Alpers qui, dans son ouvrage L’Art de dépeindre (1990), attribue à la peinture hollandaise du 17e siècle un fonctionnement double : à la fois carte et tableau, grâce à l’association de multiples typologies « d’informations et de connaissances sur le monde ». Cette forme picturale qu’Issy Wood qualifie de « patchwork » s’appuie, dans le cas précis de cette œuvre, sur une référence de montage télévisuel tel qu’il apparaissait à l’écran au début des années 2000, dans les scènes de conversations téléphoniques entre plusieurs protagonistes.

ALTER EGO

Cette vision kaléidoscopique se prolonge, d’une certaine façon, par l’aspect sériel qui habite l’ensemble de l’exposition. Si la formule est valable pour les natures mortes (plusieurs ensembles d’intérieurs de voiture, de vaisselle et de figurines animales se répondent entre les étages), Issy Wood l’applique aussi à une représentation du corps qui implique le sien variablement, façonnant ainsi un autoportrait multiple, polycéphale. À commencer par des scènes chez le dentiste, où l’artiste réexamine l’expérience des troubles alimentaires et de ses conséquences provoquant l’érosion des dents. Entre évocation du soin et émergence de l’angoisse, elle aspire l’observateur dans ces cavités buccales, intimes, qu’elle détaille avec réalisme.

Revendiquant le fait qu’elle « n’aime pas être photographiée ou physiquement enregistrée de quelque manière que ce soit », Issy Wood supporte l’autoreprésentation en peinture. Ainsi, sa jeune série de « self portraits » la figure-t-elle le visage à demi caché par des éléments parasites (lunettes cassées, oiseaux, casquette, fumée de cigarette) qui l’entraînent dans une situation espiègle. Ce sentiment se perpétue dans ses doubles autoportraits qui incluent un miroir : quelle autre image qu’un reflet peut mieux servir la confrontation avec sa propre identité ? Mais ici, nouvelle farce de l’artiste ; malgré l’occupation majeure de la toile, le miroir ne renvoie jamais la totalité de son visage, volontairement écrasé sur son cadre. L’objet semble lui-même malléable, mou, flottant, et devient le symbole antithétique du concept lacanien désignant le miroir comme primordial dans la formation du « je ».

En s’intéressant au soi, Issy Wood s’intéresse aussi à celui ou celle qui possède. Par l’acte de multiplier les représentations de choses sur une surface plane ou directement sur un objet d’usage collectif, convivial (un service à thé, un set de fauteuils de Scarpa) , elle se prête au jeu de la collection. L’empreinte matérialiste qui caractérise l’ensemble de sa production ne met pas l’accent sur une société de consommation critiquable ; au contraire, elle pointe le lien affectif qui raccroche l’être aux choses, en conduisant l’artiste à se positionner comme une observatrice du monde contemporain, face aux systèmes qui régissent notre aujourd’hui.


Exposition “Study For No” by Issy Wood
Jusqu’au 7 janvier 2024 at Lafayette Anticipations
9, rue du Plâtre – 75004 Paris
lafayetteanticipations.com


Issy Wood, Study for No, 2019, peinture à l’huile sur lin, 19.5 x 29,5 cm. Courtesy de l’artiste, de Carlos/Ishikawa (Londres), de Michael Werner (New York). Collection privée (Londres). Photo : Stephen James. © Issy Wood.

Issy Wood, Self portrait 24, 2022, peinture à l’huile sur lin, 30 x 24 cm. Courtesy de l’artiste, de Carlos/Ishikawa (Londres), de Michael Werner (New York). Photo : Damian Griffiths. © Issy Wood.

Vue de l’exposition “Study For No” d’Issy Wood, Lafayette Anticipations, Paris, 2023. Courtesy de Lafayette Anticipations. Photo : Pierre Antoine.

Issy Wood, Study for then again 2, 2022, peinture à l’huile sur velours, 175 x 215 cm. Courtesy de l’artiste, de Carlos/Ishikawa (Londres), de Michael Werner (New York). Photo : Stephen James. © Issy Wood.

Issy Wood, Metal / diary, 2022, peinture à l’huile sur lin, 21 x 30 cm. Courtesy de l’artiste, de Carlos/Ishikawa (Londres), de Michael Werner (New York). Photo : Damian Griffiths. © Issy Wood.

Vue de l’exposition “Study For No” d’Issy Wood, Lafayette Anticipations, Paris, 2023. Courtesy de Lafayette Anticipations. Photo : Pierre Antoine.

Issy Wood, Trash 6, 2023, peinture à l’huile sur lin, 215 x 175 cm. Courtesy de l’artiste, de Carlos/Ishikawa (Londres), de Michael Werner (New York). Photo : Damian Griffiths. © Issy Wood.

Vue de l’exposition “Study For No” d’Issy Wood, Lafayette Anticipations, Paris, 2023. Courtesy de Lafayette Anticipations. Photo : Pierre Antoine.

Vue de l’exposition “Study For No” d’Issy Wood, Lafayette Anticipations, Paris, 2023. Courtesy de Lafayette Anticipations. Photo : Pierre Antoine.

Issy Wood, une rétro-inspection des choses