À Zurich, le Migros Museum examine le thème du soin – self-care, soin politique, soin collectif – à l’appui d’une exposition collective réunissant quatorze artistes. Dans “Interdependencies: Perspectives on Care and Resilience”, Lauryn Youden (née en 1989) défend une vision queer qui déconstruit les formes de domination sociale, masculines en l’occurrence, dans son imposante installation Venus in Scorpio.
En quoi votre installation s’inscrit-elle dans le propos de l’exposition ?
Lauryn Youden : Le thème du soin, en particulier du soin politique, est profondément ancré dans ma pratique. Je mets toujours en œuvre des formes de vulnérabilité, de partage des connaissances et des ressources comme une forme de soin et de résistance. Ces travaux spécifiques incluent les nombreuses stratégies de survie que j’utilise personnellement en tant que queer, malade chronique et handicapée, dont beaucoup ont été partagées et transmises par d’autres au sein de ces communautés. Les pièces de mon installation Venus in Scorpio (2023) se concentrent sur les systèmes spécifiques apparus en Europe, qui continuent d’opprimer les personnes handicapées, malades. Il s’agit en particulier des systèmes eugénistes, patriarcaux et suprémacistes blancs que je perçois dans les appareils médicaux, le mobilier et les projets des architectes modernistes. Il s’agit d’une seule et même chose, qui partage des histoires d’origine à la fois philosophiques et matérielles. Le mécanisme actif de ces systèmes se dissimule intentionnellement dans ces objets modernistes, ce qui leur permet de devenir une “norme” : c’est-à-dire nos environnements quotidiens, suffisamment banals pour être utilisés et habités sans poser de questions, en tant qu’appareils médicaux, produits de luxe et objets de désir.
Pour exprimer cela, vous avez choisi des pièces de design moderniste et du mobilier médical en guise de supports principaux. Quel rôle leur attribuez-vous ?
Lauryn Youden : Les meubles qui font partie de l’installation, aux côtés de mes appareils de mobilité personnels, sont de Le Corbusier ; deux chaises longues LC4 et un fauteuil LC2. Réunir ces matériaux, le médical et le moderniste, c’est ramener au premier plan les origines de ce mouvement architectural : la maladie. L’architecture moderniste a été guidée par la maladie, en particulier la tuberculose. Les sanatoriums européens ont été les premiers exemples de design moderniste, où des architectes tels que Le Corbusier ont façonné leurs idéologies architecturales autour du corps humain, de la prévention et du traitement des maladies. Ces meubles et ces appareils de mobilité ne partagent pas une esthétique similaire par simple coïncidence, mais plutôt dans la même finalité : en tant qu’appareils médicaux.
Le fait de greffer, d’associer et d’enchaîner une multitude de petits objets à ces meubles relève-t-il d’un matérialisme qui vous correspond ?
Lauryn Youden : Je ne dirais pas que je suis alignée avec le concept de matérialisme, selon lequel les possessions matérielles et le confort physique sont plus importants que les valeurs spirituelles. Je dirais même que l’inclusion d’objets quotidiens issus de ma vie personnelle suggère plutôt le contraire. Une grande partie de ma pratique et de mes installations antérieures à grande échelle consistait à mener des rituels et à construire des autels composés de médicaments et matériaux – voués à honorer et à offrir les choses qui me permettent de survivre. Ce dont je me suis détournée, avec ces nouvelles pièces, c’est de la scène dans laquelle ces ressources sont partagées. Plutôt que de les placer et de les composer soigneusement pour construire un autel, j’ai cousu, épinglé et suspendu ces objets comme le sac de Le Guin (ndlr, lire The Carrier Bag Theory of Fiction d’Ursula K. Le Guin, Ignota Books, 2019) sur les objets mêmes qui représentent symboliquement les forces me poussant à utiliser ces outils en premier lieu.
Il y a une forme d’antonymie dans l’acte de suspendre en l’air ces pièces, pourtant si lourdes et chargées d’objets. À quoi renvoie ce geste qui les prive d’un contact rationnel avec le sol ?
Lauryn Youden : L’une des méthodologies, ou mécanismes de survie, que je me suis appropriée est l’émasculation, révélant une forme de vulnérabilité – mais que je considère comme une force. Je voulais confronter la masculinité inhérente au mobilier de Le Corbusier et aux environnements qui s’appuient sur ce récit : les bureaux et les garçonnières des hommes riches, dominés par les hommes allemands. Le fait de soulever ces objets de leurs socles habituels les rend vulnérables, beaucoup plus susceptibles d’être attaqués, mais surtout, cet acte leur donne vie. Chaque chaise, chaque fauteuil, est devenu un corps. Un corps qui reconnaît sa mortalité, qui s’y abandonne, plutôt que d’essayer de la vaincre pathétiquement, comme si c’était possible, alors qu’il est suspendu à un nœud coulant fait d’une corde noire.
L’esthétique queer imprégnant vos œuvres s’appuie-t-elle sur des mouvements politiques et communautaires qui vous inspirent ?
Lauryn Youden : En tant que Crip (ndlr, lire Feminist, Queer, Crip d’Alison Kafer, Indiana University Press, 2013), les mouvements queer, LGBTQ+ et le mouvement pour la justice des personnes handicapées m’ont naturellement inspirée. J’éprouve un profond respect et une grande gratitude à l’égard de ceux qui ont fait ce travail et qui continuent à le faire car, sans eux, moi-même et de nombreuses personnes que j’aime ne seraient probablement pas en vie aujourd’hui. Les mouvements queer ont toujours été intrinsèquement liés à la politique du handicap, depuis l’Institut de recherche sexuelle du docteur Magnus Hirschfeld à Berlin (la première clinique trans au monde détruite par les nazis en 1933), jusqu’au travail d’Act Up pendant et depuis l’épidémie de sida. Je regrette cependant que la vaste communauté LGBTQ+ ne reconnaisse pas suffisamment cette interconnexion pour adopter une approche plus axée sur la justice pour les personnes handicapées dans son activisme, et qu’elle ne se montre pas plus présente pour les membres de sa communauté souffrant de handicaps et de maladies chroniques. •
Exposition “Interdependencies: Perspectives on Care and Resilience”
Jusqu’au 21 janvier 2024 at Migros Museum
76, rue de Turenne – 75003 Paris
migrosmuseum.ch