À Paris, la galerie Derouillon présente un nouveau solo show de l’artiste britannique Alex Foxton (né en 1980). Ce dernier revisite les grands mythes et les grands maîtres, pour mieux libérer les tensions entre violence et désir.
C’est une histoire peu glorieuse, celle du satyre Marsyas et du supplice auquel il fut condamné, écorché vif pour avoir été meilleur qu’Apollon lors d’un concours de musique. Le dieu solaire était-il aussi mauvais perdant ? Sa sentence est cruelle, mais elle assure sa gloire.
À l’occasion de sa nouvelle exposition personnelle, Alex Foxton s’approprie ce récit en revisitant notamment deux des visions les plus saisissantes que l’histoire de l’art nous ait léguées. Tout d’abord, celle du Titien, peinte vers 1570 et dans laquelle on voit quatre figures, couteaux à la main, se presser autour du satyre suspendu tête en bas au tronc d’un arbre. De ce chef-d’œuvre qui l’a durablement marqué, Foxton ne retient que les masses et la composition, qu’il se permet de recadrer en un format plus étroit encore. Surtout, dans sa version, les silhouettes à peine esquissées, toutes plongées dans le même bain écarlate, peinent à se détacher du fond violet où elles surnagent. Ni ombre, ni modelé, si ce n’est pour la tête renversée de Marsyas qui, seule, résiste à la monochromie. À partir de ce point de repère, il faut du temps pour discerner les profils et les gestes, démêler le réseau de formes et recomposer, par nous-même, l’image insoutenable du supplice qui s’y dissimule.
Dans un autre des grands formats que présente la galerie Derouillon, c’est une œuvre de Ribera, peintre espagnol du XVIIe siècle, qu’Alex Foxton invoque. Plongée cette fois dans des tons froids, nocturnes, on retrouve cette même scène de torture et toujours cette manière de ne retenir de l’œuvre citée que l’essentiel : en haut, la belle figure d’ange d’Apollon, en bas, les contours vagues du corps disloqué de Marsyas, et son visage, hurlant. La dualité des registres se trouve renforcée par la dislocation du tableau lui-même en deux châssis inégaux, dont l’assemblage bancal nourrit le sentiment d’inconfort. Les paillettes qui jaillissent sous la main du dieu dépeceur n’y font rien, l’inquiétude l’emporte.
Nous pourrions débattre longuement du sens à donner à cet épisode, souvent réduit à une opposition entre l’animalité barbare du satyre et l’ordre olympien qu’incarne Apollon, dont le maintien s’assure parfois au prix de la plus grande cruauté. Ce qui est frappant en tout cas, et ce que semble vouloir en retenir Foxton, c’est combien il nous rappelle que les dieux et les poètes peuvent eux aussi, à l’occasion, endosser l’habit du bourreau.
S’il occupe une place centrale dans cette nouvelle série, le mythe d’Apollon et Marsyas n’est pas le seul à être réinvesti. Ainsi cet homme au corps héroïque, muscles bandés et gonflés par l’effort, tenant un manche à bout de bras, n’est autre que Caïn, le fratricide, qui assassine son frère Abel par envie. Alex Foxton joue là encore la carte de l’ambiguïté pour dépeindre le criminel en objet de désir. Dans un autre diptyque, Caïn, armé de son bâton, s’approche de son frère assoupi. Son ombre épaisse et mauve coule sur le sol, tandis que sous le ciel pourpré Abel s’offre aux regards dans une étonnante posture d’abandon. Le drame oscille ici entre sensualité et tension horrifique.
Le trouble infuse encore dans les œuvres consacrées à « Sebastian ». Couleurs hallucinées, contours solarisés, poses langoureuses, des anges au ciel, une ombre au loin. On hésite à comprendre. S’agit-il d’un simple modèle, lascivement étendu sur le rivage d’une île paradisiaque — dans l’une des versions, le titre mentionne la plage japonaise de “hate-no-hama” ? Ou bien est-ce le corps de Saint Sébastien, abandonné après sa mise à mort et qu’un ange vient cueillir ? Un autre indice, « Nemi », qui apparaît dans deux titres et ouvre une piste nouvelle, celle du roi-prêtre antique Rex Nemorensis, adorateur d’une déesse Diane friande de sacrifices humains — rappelons qu’elle est la sœur jumelle d’Apollon dans la mythologie — et dont le sacerdoce, établi sur les rives du lac Nemi au Sud de Rome, s’obtenait par le meurtre de son prédécesseur.
La mythologie que déploie Foxton se veut ainsi composite, et bien qu’il puise allègrement chez les grands maîtres ou les textes fondateurs, le regard qu’il pose sur le passé n’en demeure pas moins exalté de présent. Entre lui et Titien, il y aura eu Freud et Bataille, l’émergence des médias et de la culture pop, d’autres légendes, d’autres figures, pour incarner l’héroïsme et le désir. Parmi elles, le marin-soldat, emblème déjà désuet d’une masculinité que l’homoérotisme a depuis longtemps détourné, archétype dévoré, ruiné et dont les restes gisent littéralement au milieu de la galerie, à peine dissimulés par de longs voiles blancs. Devant un tel spectacle on ne peut que s’interroger : qu’avons-nous fait ? Qui du dieu ou de la bête avons-nous revêtu la peau ? Entre visions d’horreur, sadisme et désir cannibale, Alex Foxton avance par-delà bien et mal et nous montre l’impardonnable, le plus inavouable : que la violence fascine, qu’elle nous habite et qu’elle circule, sans jamais choisir son camp. •
Exposition “Swoon” by Alex Foxton
Jusqu’au 24 février 2024 at Galerie Derouillon
13, rue de Turbigo – 75002 Paris
derouillon.com