Au MAM, le monde dystopique de Dana Schutz

Première exposition majeure de l’artiste américaine en France, “Le monde visible” de Dana Schutz peuple le Musée d’Art Moderne de Paris de figures turbulentes. De ses peintures, sculptures et dessins, surgit un œuvre hors-normes, haut en couleurs, porté par un regard dystopique au bord de l’explosion. 

En France, l’œuvre de Dana Schutz (née en 1976, Michigan) reste méconnu. C’est à New-York, en 2002, que l’artiste s’est fait remarquer à l’occasion de sa première exposition personnelle à la galerie LFL — aujourd’hui galerie Zach Feuer. L’ensemble alors dévoilé au public s’apparentait à une fable, celle du dernier homme sur Terre, Franck, dont la peintre livrait des portraits tendres et amusés. On y remarquait déjà l’étrange saturation des couleurs et la naïveté de la touche. Entre cette série et la rétrospective que le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris lui consacre actuellement, vingt années se sont écoulées. Deux décennies durant lesquelles Dana Schutz n’a cessé de s’affranchir des normes du bon goût pour mieux raconter nos travers.

Intitulée « Le monde visible », l’exposition du MAM rassemble une quarantaine de peintures, une vingtaine d’œuvres sur papier et sept sculptures en bronze, médium que l’artiste a intégré à sa pratique à partir de 2018. De quoi offrir un aperçu assez complet de son parcours, dont la cohérence et l’homogénéité, d’abord, sautent aux yeux. En effet, dès les années 2000, tout semble déjà en place : figures grotesques récurrentes et compositions denses, une pointe de kitsch un peu surréaliste, de la brutalité aussi, et un regard acerbe porté sur nos conduites et sur nos mœurs. À bien y regarder, pourtant, on s’aperçoit que les premières œuvres sont plus lumineuses, plus solaires, et que la palette, peu à peu, s’est obscurcie. L’œuvre qui donne son titre à l’exposition, The Visible World (2018), illustre à merveille cette évolution. Les plages ensoleillées des premières peintures ont laissé place à une mer démontée, où flottent des morceaux de meubles et d’où surgit une odalisque disloquée aux pupilles dilatées. À l’arrière-plan, le ciel est bas, plombé par de lourds nuages gris. La même noirceur habite les séries ultérieures. Au fil du temps, les contrastes paraissent plus violents, les rires plus sardoniques, la fable plus grinçante.

Il était une fois… quoi ? Force est de le reconnaître, les œuvres de Dana Schutz échappent aux mots, et ce pour deux raisons. La première est qu’elles sont trop pleines de détails et de contradictions pour être résumées. Ce qui nous conduit à la seconde cause : ce qu’elles nous offrent à voir, bien souvent, relève de l’indicible, de la pure fantaisie visuelle. Prenons Face Eater (2004), représentant un personnage dévorant son propre visage. Qu’avons-nous décrit en disant cela ? Si peu de ce que montre le tableau, en tout cas rien de sa sauvagerie, de son absurdité, ni de ce mélange d’attirance et de répugnance qu’il provoque.

Notons qu’au-delà de la farce, le Face Eater, dont le motif revient à plusieurs reprises, est surtout un symbole, celui d’une peinture autophage, qui en plus de digérer les préoccupations et les crises qui traversent nos sociétés contemporaines (sexisme, vacuité des médias, violences sociales et politiques, psychoses individuelles, etc.) aime se manger elle-même et dépecer sa propre histoire, son héritage, comme c’est le cas en particulier dans Shaving (2010), I’m into Shooting in Natural Environments  (2008) ou bien encore The Arts (2021). Une peinture qui parle de peinture ? Entre autres choses, oui, mais toujours avec l’élégance de ne jamais se prendre au sérieux. Il était donc une fois Dana Schutz, le monde, sa ruine, et sur les décombres épars, une œuvre à rebours des canons et à double tranchant. Aussi réjouissante que féroce. 


Exposition “Le monde visible” by Dana Schutz
Jusqu’au 11 février 2024 at Musée d’Art Moderne de Paris
 11, avenue du Président Wilson – 75116 Paris
mam.paris.fr


Dana Schutz, Face Eater, 2004, huile sur toile, 58,4 x 45,7 cm, collection privée, New York. Photo : Jason Mandella. Courtesy de l’artiste, de CFA Berlin, de Thomas Dane Gallery et de David Zwirner. © Dana Schutz. 

Dana Schutz, New Legs, 2003, huile sur toile, 152,4 x 167,6 cm, collection privée. Photo : Oren Slor. Courtesy de l’artiste, de CFA Berlin, de Thomas Dane Gallery et de David Zwirner. © Dana Schutz. 

Vue de l’exposition “Le monde visible” de Dana Schutz, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 2024. Photo : Pierre Antoine. © Paris Musées.

Dana Schutz, The Arts, 2021, huile sur toile, 236,2 x 304,8 cm, collection privée. Photo : Maris Hutchinson. Courtesy de l’artiste, de CFA Berlin, de Thomas Dane Gallery et de David Zwirner. © Dana Schutz. 

Dana Schutz, Flasher, 2012, huile sur toile, 190,5 x 223,5 cm, collection Suzi et Andrew B. Cohen. Photo : Jason Mandella. Courtesy de l’artiste, de CFA Berlin, de Thomas Dane Gallery et de David Zwirner. © Dana Schutz. 

Vue de l’exposition “Le monde visible” de Dana Schutz, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 2024. Photo : Pierre Antoine. © Paris Musées.

Vue de l’exposition “Le monde visible” de Dana Schutz, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 2024. Photo : Pierre Antoine. © Paris Musées.

Au MAM, le monde dystopique de Dana Schutz