Pendant deux mois, le CENTQUATRE accueille la nouvelle édition du festival Circulation(s), consacré à la photographie émergente européenne. Fixe ou animée, l’image se dévoile comme une matière propice aux expérimentations narratives et visuelles, portée par le regard de jeunes talents internationaux.
Pour son quatorzième festival, Circulation(s) se fait l’écho de la vivacité d’une jeune photographie européenne prêtant attention au climat actuel. Enjeux identitaires, géopolitiques, socio-culturels : les artistes de cette édition offrent une traduction d’un territoire aussi fluide – d’un point de vue géographique, identitaire, politique, ou ethnique – que fragile. C’est dans cette voie que Circulation(s) a choisi de dédier un focus à l’Ukraine, avec la présentation de séries produites par quatre photographes originaires du pays en guerre. Ponctuant l’événement, des week-ends professionnels avec lectures de portfolios, master classes et workshops sont proposés en marge de la grande exposition au CENTQUATRE, qui réunit vingt-quatre artistes de quatorze nationalités différentes.
Jérémy Appert (né en 1990, France)
Photographe autodidacte, Jérémy Appert présente une série intitulée “Ilinx”. Celle-ci s’appuie sur un rituel urbain initié par des jeunes Marseillais, consistant à sauter dans une Méditerranée déchaînée. Parmi les vagues et les éclaboussures qui saturent ses clichés, des corps se détachent, humides et fantomatiques, submergés par une eau qui évoque autant le risque que le défi de soi.
Lyoz Bandie (né.e en 1995, France)
En écho à son photobook La Peau du prénom paru en 2023 (Éditions du Caïd), Lyoz Bandie met en lumière sa quête de liberté et son questionnement du genre. Passé.e par l’Académie royale des beaux-arts de Liège, l’artiste queer raconte en images l’histoire de sa “poursuite obsessionnelle d’un nouveau prénom” qu’iel envisage comme une étape essentielle à son cheminement et à sa transition.
Audrey Blue (née en 1998, Irlande du Nord)
Établie à Belfast, la jeune artiste irlandaise Audrey Blue traverse la question de l’existentialisme à travers des portraits solitaires qui flirtent entre amertume et érotisme. Dans une esthétique qui sublime la psychologie des corps photographiés, sa série “This Hurts” emprunte les codes du féminisme et des revendications identitaires, alors que l’Irlande du Nord d’où elle vient reste réfractaire à l’homosexualité.
Jules Bourbon (né en 1994, France)
Diplômé de la Villa Arson et des Beaux-arts de Paris, Jules Bourbon crée des autofictions qui matérialisent, par l’image, son écriture personnelle. À partir de ses notes, le jeune photographe conçoit des “capsules”, de petits films fondés sur des scènes du quotidien dans un état balbutiant, d’attente, sans action particulière. Un silence visuel dont le bruit sémantique s’exprime par la présence de sous-titres apposés sur chaque séquence.
Maryna Brodovska (née en 1988, Ukraine)
Déployant une pratique collagiste et photographique, Maryna Brodovska manifeste une approche surréaliste, formellement opposée à la brutalité qu’elle a traversée dès les premiers jours de guerre en Ukraine : l’artiste, basée à Kiev, a dû se cacher au sous-sol de la morgue d’un hôpital pour éviter les bombes. Une expérience personnelle sombre dont elle tire aujourd’hui un nouveau regard sur le monde, formulé par une étrange poésie visuelle.
Lisa Bukreyeva (née en 1993, Ukraine)
Partant du constat que les Ukrainiens n’avaient pas accès aux images les plus tragiques du conflit dans les médias, Lisa Bukreyeva s’est saisie d’extraits de vidéos produites par la population, après en avoir vérifié les faits. À la croisée de la démarche journalistique et du récit documentaire, la jeune photographe provoque ici une libération iconographique qui s’affirme par des tirages contact exposant le papier à des captures d’écran converties en négatif.
Glauco Canalis (né en 1990, Italie / Royaume-Uni)
Basé entre Milan et Londres, Glauco Canalis est né en Sicile rurale. Avec “The Darker the Night, the Brighter the Stars”, il poursuit sa pratique documentaire autour de la culture populaire méditerranéenne, en particulier en étudiant le rituel du Cippo di Sant’Antonio : originellement coutume païenne, cette fête traditionnelle napolitaine a évolué en un acte dangereux où des groupes d’enfants cagoulés initient vols, rixes et incendies.
Luca De Jesus Marques (né en 1996, France)
Premier projet de Luca De Jesus Marques, “Genealog.IA” résulte d’une enquête intime. L’artiste a entrepris d’élaborer son arbre généalogique tout en étant confronté à l’absence de photographies de ses aïeux. Ayant récolté des données physiques et personnelles sur chacun de ses ancêtres grâce à son cercle proche, il a ensuite modulé ces informations par le biais de l’intelligence artificielle qui en a créé des portraits fictifs, dont le squelette est son propre visage, tout en reconstituant le procédé technique de chaque époque.
Fig Docher (né.e en 1997, France)
Diplômé.e en recherche artistique et cybermédias au CCCRP de la HEAD-Genève, Fig Docher expérimente la perméabilité de la photographie avec les systèmes économiques, politiques et écologiques. Parasitant l’image réelle d’incrustations abstraites, multipliant les mashups et les samplings, son œuvre nie le cloisonnement d’un médium et revendique la perpétuelle évolution.
Lars Dyrendom (né en 1981, Danemark)
En choisissant de mettre au centre de sa série la figure de l’ours polaire, symbole de force et de fierté dans les pays nordiques, Lars Dyrendom dénonce la disparition de l’animal. Alors qu’il se concentre sur la recherche d’archives collectées au sujet du Groenland – devenu annexe du Danemark en 1953 – il découvre que la majorité des documents rend compte d’ours morts, tués par les hommes conquérants du Grand Nord.
Quentin Fromont (né en 1997, France)
En travaillant l’image photographique comme un tableau, Quentin Fromont met en exergue la picturalité de ses scènes inspirées de l’Antiquité. “Croupir dans la chaleur des autres” revisite le mythe du sommeil éternel d’Endymion, par la traduction de corps en masses fluides et vaporeuses, soumises à une esthétique de la solarisation. Saturées et insaisissables, les portraits du jeune diplômé de l’Ensad (Paris) floutent les frontières entre fantasmes et réalités.
Natalia Godek (né en 1998, Pologne)
Impliquée dans la protection de l’environnement, Natalia Godek emploie la technique du cyanotype en invitant des activistes à prendre place sur des tissus imprégnés d’une émulsion sensible à la lumière. Rappelant les bannières du militantisme écologique, ces supports rendent compte de portraits pensés à échelle humaine, dans une voie esthétique où l’empreinte rappelle la disparition.
Utu-Tuuli Jussila (né.e en 1985, Finlande)
Depuis plusieurs années, Utu-Tuuli Jussila (ou Jussi Lautu) développe une production qui s’articule autour de la collecte d’images. Ici, iel présente un projet qui se fonde sur la surveillance filmée de sa grand-mère atteinte de la maladie d’Alzheimer, invisible à la caméra. Les séquences extraites révèlent ainsi les actions quotidiennes d’une personne qui apparaît et disparaît de l’écran, à l’image de sa mémoire vacillante.
Tom Kleinberg (né en 1998, France)
De Séoul à Paris, Tom Kleinberg a arpenté les ballrooms, lieux de prédilection des communautés LGBTQIA+ où se déroulent les compétitions de voguing. À travers un film et une série photo, l’artiste français célèbre l’expression corporelle et identitaire des minorités queer marginalisées. Corps en mouvement, costumés, et maquillages exagérés : Kleinberg offre ici une tribune à ces créatures nocturnes qui s’émancipent des normes sociales diurnes.
Yevheniia Laptii (née en 1992, Ukraine)
Témoin de l’arrivée des troupes russes à Kharkiv, en février 2022, Yevheniaa Laptii a rapproché cet événement du mythe d’Okolotok. Ce dernier évoque l’histoire d’un village peuplé d’enfants, vivant en autarcie, où un roi fou rêve de s’emparer du pouvoir. La photographe, qui consacre désormais son travail à la guerre russo-ukrainienne, rend compte à travers ses portraits inquiétants d’un monde cauchemardesque où la menace rôde continuellement.
Luna Mahoux (née en 1996, France)
Luna Mahoux multiplie les projets autour de la transmission d’émotions personnelles et communautaires noires. Au festival Circulation(s), elle présente un ensemble d’images autour du logobi, une danse urbaine rapide et saccadée mêlant musique électro et rythmes africains, qui a émergé au début des années 2000 en Côte d’Ivoire. À coups de captures d’écran et de témoignages autour de la danse, elle constitue une mémoire de ce mouvement devenu viral sur les réseaux sociaux.
Diambra Mariani (née en 1982, Italie)
Diplômée d’un master en photographie à l’IED de Venise, Diambra Mariani est fascinée par la mise en relation de la littérature et de la photographie. Sorte de fable visuelle, sa série “We Can’t Imagine the Length of Time it Took to Make the Universe” déroule un hommage à la poétesse américaine Sharon Olds. S’y découvrent des portraits et des paysages qui mélangent avec délicatesse abstraction et figuration, rêve et réalité.
Giulia Sidoli (née en 1998, Italie)
En prenant comme sujet le rituel du bronzage, omniprésent dans la culture italienne, Giulia Sidoli dresse une satire de cette course à la beauté en prenant la plage comme contexte. Des corps ultra-huilés aux bikinis colorés, la jeune photographe italienne se focalise sur ce comportement dans une série dédiée. “J’y utilise une esthétique exagérée, presque kitsch, dans le but de remettre en question la croyance commune selon laquelle ces pratiques sont saines et sans danger.”, évoque-t-elle.
Maria Siorba (née en 1986, Grèce)
Intéressée par la complexité des relations humaines, Maria Siorba explore la construction de l’image personnelle par le prisme du dialogue. Entre philosophie et psychologie, ses clichés inspirés du symbolisme dressent ainsi l’état d’interactions entre le soi et l’autre, dans une esthétique à la fois émotionnelle et audacieuse, teintée d’un certain mysticisme.
Dora Tishmann (née en 1980, Grèce)
Peintre de formation, Dora Tishmann conserve dans ses photographies une dimension picturale. Dans “And there was light”, l’artiste diplômée de l’université des Beaux-arts de Bucarest crée des compositions lumineuses qui rappellent l’étude des étincelles électriques de Léopold Trouvelot en 1890. À la manière d’une expérience scientifique, ses photogrammes rendent visibles la spatialité et la matière volatile des flux lumineux.
Dima Tolkachov (né en 1989, Ukraine)
Photographe basé à Kiev, Dima Tolkachov documente par le biais de métaphores visuelles les symptômes de l’invasion russe. Pour Circulation(s), il présente trois séries (“Safe Threat”, “Boats” et “Faces”), qui brossent le portrait psychologique d’une Ukraine soumise à la tension. En dépit de la violence sous-jacente qui imprègne le contexte de ses images, chaque cliché révèle une forme d’apaisement qui se manifeste par des tons sourds.
Sasha Velichko (née en 1993, Bélarus)
Portée par des compositions absurdes, la pratique de Sasha Velichko reflète la censure de la liberté d’expression au Bélarus. Si l’artiste privilégie l’usage de l’appareil photo et de la programmation informatique, elle déploie également ces techniques pour la série “State of Denial” qui tend à générer des récits imaginaires à partir de faits divers publiés dans la presse. Cette critique de la médiatisation prend forme à travers une imagerie provocante et satirique, offrant plusieurs lectures.
Masha Wysocka (née en 1984, Belgique / Espagne)
Masha Wysocka met en parallèle deux fonds photographiques hongrois issus des Blinken Open Society Archives. Rapports de terrain et clichés amateurs pris dans les années 1980 se conjuguent ici, alors qu’ils avaient été censurés par le laboratoire photographique du pays pour des raisons techniques ou politiques. L’artiste, titulaire d’une maîtrise en photojournalisme et photographie documentaire, exhume ici du passé une histoire écartée par la main humaine.
Amin Yousefi (né en 1996, Iran)
L’Iranien Amin Yousefi est passionné par les liens entre acte photographique et tensions sociopolitiques. Tel un détective, il a parcouru des images d’archives datant de la révolution islamique en 1979 pour y retrouver, parmi les foules, des personnes fixant l’objectif de l’appareil. Par ce procédé de récolte puis d’isolement de ces visages qui posent, Yousefi fait entrer dans la postérité ces anonymes en leur accordant la place de sujet central.
Festival Circulation(s)
Du 6 avril au 2 juin 2024
CENTQUATRE – 5, rue Curial 75019 Paris
festival-circulations.com