À Paris, la galerie Frank Elbaz présentait jusqu’au 9 mars une exposition collective habitée de peintures et de textiles. Leur point commun : une esthétique intracorporelle, suggérée par des motifs et une palette oscillant entre floraison et extinction.
Other (2023), une grande toile dessinée à la craie et peinte d’huile et d’acrylique, dirige le regard en son centre d’après un mouvement de tourbillon. L’impression d’observer la constitution d’une rose. Les pétales bien rangés, serrés et tournés vers ce point névralgique qu’est le cœur d’une fleur, sombre interstice formant un œil aux couleurs chair. Les artistes Keta Gavasheli and Andria Dolidze nous donnent ici l’impression d’avoir posé leur chevalet à l’intérieur d’un tube digestif pour en observer les coutures, la texture et les détails nervés de liserés pourpres dégradés avec soin jusqu’au rose. On croirait même y voir des zones d’ombres, l’inquiétude d’une maladie progressant depuis l’intérieur du corps. Comme pour indiquer que “Host”, exposition collective présentée à la galerie Frank Elbaz et curatée par Lisa Offermann, allait prendre l’idée du parasite — un corps étranger, une bactérie ou un organe pénétrant le corps — depuis l’intérieur, en s’intéressant à la manière dont l’humain digère ces intrusions inopinées.
On a parfois envie de gratter la surface d’une toile, lorsque la matière se présente à l’œil comme une texture récemment posée sur le canevas. On aurait tout le loisir de libérer le tissu de l’envahissement de couleurs et de traits qui finissent par dessiner Tensile Child (all of a sudden) (2019-202) petit format signé Tolia Astakhishvili. Des corps s’enchevêtrent et donnent l’idée d’une position tantrique aussi invasive pour chacun des corps. Une matière blanche légèrement trouble se répand sur la toile, qu’on dirait presque tâchée de ce dessin aux traits pourtant fins. Pour cause, l’exposition s’inspire du Parasite (1980) de Michel Serres, s’appuyant sur l’idée du parasite pour mieux penser les idées de dissémination, explorer les métamorphoses et le motif de contamination au fondement des sociétés humaines.
Comme le montre I want that the day never ends (2018-2023), toujours de Tolia Astakhishvili, un corps étranger peut fleurir à la surface d’un autre corps, laisser s’épanouir de généreuses volutes roses, bleus et jaunes à la surface de ce qu’on imagine être un épiderme. Une prodigieuse excroissance. Michel Serres précise comment « toujours vient se brancher le parasite. [il] est toujours là, il est inévitable. Il est un tiers sur le schéma trivial, sur l’étoile à trois branches. Voici la relation inanalysable, j’entends par là qu’il n’en est aucune plus simple. Voici comment commence l’intersubjectivité ». L’envahissement ne suscite pas tout de suite la lutte, peut mener à un dialogue, et dans certains cas, à la destruction de l’hôte. Le danger rôde toujours dans les histoires d’envahissement, de contamination et d’invasion, et loin de considérer le corps étranger comme un automatique danger, le philosophe nous invite à construire le cadre propice au dépassement du risque de mort.
De retour dans la galerie Frank Elbaz, les grands voiles de cotons décorés de motifs de roses — I am Kurious Green (2023) de Ketuta Alexi-Meskhishvili — flottant dans l’espace, ainsi que le moelleux tissages — გაზაფხული (Spring) (1988) — de Tamaz Nutsubidze, paraissent nous intimer la même question : peut-on considérer avec douceur ce qui, apparemment, nous menace ? Avant une quelconque réponse, faut-il aussi se rappeler que toute vie humaine trouve son origine dans ce temps du parasite, l’envahissement d’un corps par un autre. •
Exposition “Host”
at Galerie Frank Elbaz
66, rue du Turenne – 75003 Paris
galeriefrankelbaz.com