“Arabofuturs” : l’Institut du monde arabe se met à la science-fiction

Interrogeant la plastique du monde de demain, l’Institut du monde arabe réunit dans sa nouvelle exposition dix-huit artistes contemporains dont la pratique se frotte à la science-fiction et l’anticipation. 

“Futurité”, peut-on lire dans les textes accompagnant l’exposition “Arabofuturs”. Un terme dont on peine à saisir la définition précise : esthétique futuriste ? Héritage italien du début du 20e siècle ? Science-fiction ? Ou encore tentative de conjuration du futur imaginé comme une fatalité, que les artistes se plaisent ici à penser sous l’angle des possibles. À l’inverse des futuristes italiens, il ne s’agirait pas d’exalter les promesses naissant d’un état des lieux scientifique et théorique, mais plutôt d’imaginer une alternative à la noirceur du monde, en passant par la fiction. Science par la fiction : la futurité prendrait son sens le plus libre, celui d’un monde possible à concevoir, dont les artistes seraient les architectes. Comme dans les deux bas-reliefs, The Hours et The Kiss (2023) de Tarek Lakhrissi, où le savoir historique est sensible : les faits d’armes laissent place aux larmes, et la réparation se fait en poésie. La démarche n’est pas nouvelle, puisque l’on trouve les premières occurrences du concept de science-fiction au 10e siècle dans les traités philosophiques de Abû Nasr al-Fârâbî, et que cet univers esthétique est aujourd’hui bien ancré dans nos cerveaux grâce à la puissance des grands films américains, des bandes dessinées et des sagas imbibant nos rétines depuis l’enfance.

Les artistes, ces “arabofuturs” d’après le titre équivoque trouvé par l’Institut du monde arabe, tracent donc des ponts entre récits occultés, histoire officielle, références pop culturelles, goût pour les mythes, et la nécessité d’exposer, aujourd’hui, des possibilités de fictions alternatives. L’ambition est large, parfois floue : les œuvres sont présentées comme autant d’outils de réflexion pour renouveler les perspectives du point de vue des cultures arabes. En témoignent les mondes amplifiés que créent Skyseeef dans la série photographique “Culture is the waves of the future” (2022-2024). À travers ces images, la voiture volante joue le rôle d’emblème de l’imaginaire futuriste des années 1970. Mythe que Skyseeef reprend, non sans humour, de manière à suggérer un monde sans frontière dans un cadre désertique, suggérant qu’il est possible d’échapper à l’hégémonie culturelle occidentale en s’appropriant ses codes. L’on pourrait agir sur un futur déjà périmé : le fantasme avorté d’une technologie magique, permettant de survoler toutes les barrières. Tous les recoins de l’imaginaire dominant seraient alors à revisiter. C’est en tout cas ce que paraissent indiquer les œuvres les plus marquantes de l’exposition, celles qui proposent une perspective critique sur les relations entre science-fiction et clichés émanant de l’Occident.

De ce point de vue, Sara Sadik développe ce qu’elle appelle une esthétique “beurcore”, un paysage de références culturelles partagées par les jeunes d’origines maghrébines vivant dans des quartiers populaires. Dans la vidéo 2ZDZ (2019), Sadik incarne une représentante de la NoGoZoneXperience, en référence à ce que la chaîne américaine Fox News avait qualifié en 2015 de “zones interdites” à Paris, soi-disant aux mains d’islamistes radicaux. L’artiste concocte un vrai-faux journal télévisé et tourne en dérision la désinformation, et les idées discriminantes à sa source. Vivons heureux, vivons cachés dans le futur proche de 2ZDZ, à l’endroit où la zone interdite est devenue une communauté autosuffisante, où la variété des cultures et des identités est une esthétique à part entière.

Prendre le micro, la plume ou le pinceau engage à se projeter dans l’avenir en inventant ses propres règles. Qu’il s’agisse de revisiter un futur déjà passé, ou de proposer des alternatives utopiques, politiques et esthétiques aux horizons qui se dessinent actuellement, l’exposition met en question la spécificité de la perspective arabe, culturelle mais pas seulement. Sara Sadik formule une réponse, soulignant la prégnance d’un contexte social dans la fabrication d’un imaginaire culturel. Ainsi les aliens peuplant les peintures de Neïla Czermak Ichti nous tendent-ils un miroir, nous que la pop culture, les films d’horreur et les mangas, mais aussi les légendes et les mythes du monde entier ont transformés en créatures hybrides, étrangères à toute assignation culturelle. 


Exposition “ARABOFUTURS. Science-fiction et nouveaux imaginaires”
Jusqu’au 27 octobre 2024 at Institut du monde arabe
1, rue des Fossés Saint-Bernard – 75005 Paris
imarabe.org


Gaby Sahhar, Jour, 2022, huile, bâton d’huile et graphite sur lin. © Gaby Sahhar.

Hicham Berrada, Hygre № 1, 2023, impression 3D, résine, peinture carrosserie et vernis. Photo: Matthias Kolb. © Hicham Berrada, Adagp, Paris, 2024. Courtesy de l’artiste et de Mennour (Paris).

Ayman Zedani, Non-human-collaborators, 2020, vidéo HD, couleur, son. © Ayman Zedani.

Skyseeef, série “Culture is the waves of the future”, 2022, photographie. © Skyseeef.

Sara Sadik, 2ZDZ, 2019, vidéo HD, couleur, son. © Sara Sadik.

Souraya Haddad Credoz, Bouquet, 2024, grès noir, peinture. Photo : Mansour Dib. © Agial Art Gallery. Courtesy de Saleh Barakat Gallery.

Sophia Al-Maria, Black Friday, 2016, vidéo numérique, couleur, son. Art Jameel Collection. Courtesy de l’artiste et de The Third Line.

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