Favorisant un dialogue entre artistes étudiants, collections patrimoniales des Beaux-Arts de Paris et artistes invités, l’exposition “autohistorias” s’appuie sur l’œuvre de la théoricienne féministe Gloria Anzaldúa. Un discours collectif qui navigue entre mythologies personnelles et archives intimes, créant de nouveaux langages coincés entre deux temps.
Dès les premières secondes, la peinture se vit comme un face à face. On tient tête à un regard triste tourné vers l’avenir, en bas des quelques marches qui nous séparent de la salle d’exposition du palais des Beaux-Arts. Les bruns de la carnation contrastent avec la pointe de lumière que la peinture dépose sur un menton rond, et l’écru d’un col claudine saille du buste de Juliana Cuffay, La sœur de William Cuffay (1989) — un des leaders du mouvement politique chartiste au 20e siècle. Dans la partie gauche du tableau de Lubiana Himid, plongé dans le noir, un insert bleu cousu de fil blanc évoque la poche d’un vêtement de travail. Signe que les traces du labeur de certains s’effacent avec le temps. On se perd à regarder l’arrière-plan, sombre, qui donne l’impression que la chevelure de cette femme s’épand en une couche de peinture uniforme. Comme si elle l’avait noyée dans l’oubli. Par cette entrée en matière, les commissaires de l’exposition “autohistorias” indiquent au visiteur qu’il s’apprête à plonger dans l’envers sensible de la grande histoire. À la suite de l’autrice, poétesse, universitaire et militante féministe Gloria Anzaldùa, l’exposition tend à mettre en branle les récits officiels par la fiction. Formuler des hypothèses sous la forme d’envolées subjectives permettrait d’approcher la vérité de plus près, d’en combler les zones d’ombre. Cette démarche poétique est envisagée comme une forme de résistance face à l’invisibilisation de ceux qui ont longtemps été considérés comme des personnages secondaires. Ainsi la peinture introductive donne-t-elle le tempo : il s’agira de regarder dans les yeux ce et ceux qui ont été relégués au rang d’anecdotes historiques.
La pierre angulaire de l’exposition, à savoir l’idée que la “pure fiction” n’existe pas, et que la spéculation est un outil de création de vérité, peut sembler douteuse à l’heure où la désinformation règne sur une grande partie de nos déambulations numériques et de nos sociétés. Plutôt que de fables, de mythes et de légendes, n’aurait-on pas besoin de plus de faits ? ”autohistorias” interroge justement le processus d’établissement des faits historiques. On est par exemple invité à penser que la matière sensible et affective est nécessaire à la prise de distance critique. Constater le mystère qui l’entoure permet de comprendre comment l’apport de Juliana Cuffay a pu être minimisé. Les faits ne seraient pas neutres et froids, mais plutôt roussis de la perspective et des émotions de leur source. Alexandre Yang peint Souvenirs de la Vie (2024), une grande toile le situant enfant, autour de la chaleur d’un feu réconfortant, dans sa généalogie affective, à l’endroit où les souvenirs se mêlent aux douleurs de son père, que l’on voit mort, allongé sur l’herbe fraîche, à droite du diptyque. Ce portrait de famille, comme l’arbre généalogique peint par Nina Jayasuriya, a pour intérêt de préciser l’élan général de l’exposition : tout récit à la première personne informe l’histoire. Les peines d’un homme s’adossent à leurs sources historiques, et chaque famille est présentée comme étant autant le produit d’une structure que d’individus.
Là où l’exposition étonne par son foisonnement de formes et de temporalités, les pièces les plus discrètes, comme How many wallahis does it take to convince my brother I didn’t eat his leftovers (2017-2023), clarifient l’enjeu de ce qui pourrait autrement être considéré comme un assemblage intuitif d’œuvres en lien, direct ou non, avec l’école des Beaux-Arts. En effet, Malek Abdelmajeed réalise de petites sculptures nous donnant l’impression d’accéder, par le biais de quelques superpositions d’objets anodins, à l’intimité de ses sensations d’enfant. Parfois en musique, et principalement grâce à des transferts d’images sur plexiglas, l’artiste nous prend par la main et imbibe nos yeux de sa tendresse pour l’Égypte, d’anecdotes et d’images auréolées de flou. Prendre par les sentiments n’est plus une manipulation. Ses œuvres conçues comme des indices, Abdelmajeed a compris que se faire historien implique de reconnaître la part de mystère des documents que le passé nous a laissés. À partir des faits, il fabrique des archives émotives. Que sait-on de quoi que ce soit ? En matière historique, comme en art, seul le point de vue dessine le cadre de la pensée. •
Exposition “autohistorias”
Jusqu’au 30 juin 2024 at Palais des Beaux-Arts
13, quai Malaquais – 75006 Paris
beauxartparis.com