Le temps d’un été, Tatjana Danneberg (née en 1991) occupe le Studio, espace d’exposition de la Maison Européenne de la Photographie, à Paris, dédié aux artistes émergents. Ce premier solo show en France rassemble ses œuvres hybrides qui questionnent et dépassent l’antagonisme structurel entre peinture et photographie.
Diplômée de l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, Tatjana Danneberg se refuse à choisir entre les deux médiums. L’artiste autrichienne privilégie, dans cette série de grands formats pensée pour l’accrochage, intitulé “Something Happened”, l’entremêlement des possibilités plastiques permises par les deux techniques. Ses œuvres superposent à la matière picturale des clichés photographiques réalisés au moyen d’un appareil argentique bon marché. Comme elle le confesse elle-même, sa pratique est amatrice. En résultent ces cadrages accidentés, ces compositions sciemment déséquilibrées. Les images obtenues sont imprimées au jet d’encre sur des feuilles de film plastique, peintes au gesso avant d’être transférées sur toile. On imagine le geste vigoureux, instinctif, qui préfigure les larges aplats qui zèbrent les tableaux dont l’arrière-plan oscille entre lilas et orange électrique. Couleurs reprises pour les murs de la salle d’exposition, qui évoquent les affiches publicitaires lacérées des rues de New York. Les bandes de peinture sont courbes et recouvrent la presque quasi-totalité de la surface picturale. C’est en elles que se révèle l’image photographique à la manière d’un geste qui, en essuyant la buée d’un miroir, donne à voir son propre reflet. Idée précisée avec Commuter (2024), main contenue dans le mouvement et l’oblique d’un aplat argenté sur fond bleu ; le désir d’une silhouette qui se dédouble se retrouve dans Be Original (2023) où l’on découvre le visage de la photographe. Ce goût pour les autoportraits dérobés rappelle celui de Vivian Maier.
Très imprégnée du roman de Georges Perec paru en 1967, Un homme qui dort, Tatjana Danneberg porte une attention accrue aux objets, au mobilier, aux vêtements et à la vaisselle qui habitent un intérieur domestique. “À la pénombre connue de la chambre, volume obscur coupé par des détails, où ta mémoire identifie sans peine les chemins que tu as mille fois parcourus, les retraçant à partir du carré opaque de la fenêtre, ressuscitant le lavabo à partir d’un reflet…”, décrit le narrateur noyé dans la solitude d’une chambre de bonne parisienne, affairé à combler les heures vides d’un jour sans fin. C’est ce regard, indifférent tout en étant attentif, voire obsessionnel, que l’on découvre. Celui posé sur des lunettes, un verre laissé dans le fond d’un évier, une chaussure abandonnée au sol. Éléments qui témoignent d’une présence humaine, bien que fantomatique. Dans Intuition Told Me (2024), un tabouret occupe les deux tiers du tableau. Au niveau du coin inférieur gauche, un pied surgit par effraction et vient suggérer la présence d’un corps que l’on ne parvient jamais tout à fait à saisir. L’œuvre de Tatjana Danneberg révèle une esthétique du fragment, du banal, de l’insignifiant. Une forme de beauté qui transcende des objets “sans qualités” pour donner à voir le réel dans son aspect le plus prosaïque. •
Exposition “Something Happened” by Tatjana Danneberg
Jusqu’au 29 septembre 2024 at Maison Européenne de la Photographie
5-7, rue de Fourcy – 75004 Paris
mep-fr.org