La galerie Alberta Pane ressuscite le couple Claude Cahun / Marcel Moore

Poète, écrivaine, photographe, comédienne, Claude Cahun a légué une œuvre protéiforme et à bien des égards en avance sur son temps, portée par le désir de transgresser les normes et les assignations — de genre, de formes. Mais c’est aussi l’histoire d’une vie d’artiste partagée avec sa compagne Marcel Moore, sur laquelle revient la galerie Alberta Pane dans l’exposition qu’elle présente actuellement à Paris.

Qu’est-ce qui unit Claude Cahun (née Lucy Schwob en 1894) et Marcel Moore (née Suzanne Malherbe en 1892) ? Tout, ou presque. Les deux femmes se connaissent depuis l’enfance pour avoir fréquenté le même lycée de jeunes filles, à Nantes, où elles se lient d’une amitié passionnée. Rapidement, les voilà qui collaborent, notamment dans Le Phare de la Loire, journal que dirige Maurice Schwob, le père de Lucy/Claude. Dès 1913, on y lit en effet une chronique signée « Cahun », consacrée aux nouvelles tendances de la mode féminine et illustrée de dessins signés « Moore ». Premier travestissement, celui de leurs noms. Dix ans plus tard, les deux amantes devenues demi-sœurs (le père de Lucy/Claude, divorcé, ayant épousé la mère de Suzanne/Marcel, veuve, en 1917) sont à Paris. Tout en conduisant une carrière d’illustratrice en solitaire, Moore continue de consacrer du temps à des projets communs avec Cahun. Tandis que Claude expérimente la scène et le jeu dramatique dans le milieu très avant-gardiste du théâtre ésotérique et symboliste, Marcel s’occupe des affiches, des décors, des costumes et bien sûr des portraits de sa compagne. Derrière les masques et les rôles se joue alors une étape cruciale dans l’œuvre de Cahun : le goût de l’abandon et de la métamorphose.

La décennie suivante voit l’apogée de leur créativité. Claude rencontre Ribemont-Dessaignes, dramaturge et peintre dada, puis Desnos, le surréaliste. En 1930 sont publiés ses célèbres Aveux non avenus, ouvrage hybride, poignant et poétique, qui tient davantage de l’autopsie psycho-sentimentale que de la simple autobiographie, et dont Moore participe à la production des photomontages qui accompagnent le texte. En 1932, Cahun adhère à l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires, avant de s’engager, deux ans plus tard, pour le mouvement surréaliste. Des amitiés se lient et l’appartement du couple Cahun/Moore, à Montparnasse, devient un des points de ralliement de toute une communauté artistique éprise de révolution. Bien que l’orage monte à travers toute l’Europe, malgré qu’elle soit femme, juive, homosexuelle, Cahun poursuit ses expérimentations avec une insatiable liberté de créer, de se créer elle-même, performant sa propre identité sans craindre de transgresser les règles et les limites du genre (« Neutre est le seul genre qui me convienne toujours », écrira-t-elle). Pourtant, en 1937, les deux compagnes se résolvent à quitter Paris et partent s’installer à Jersey. Juste avant que la guerre éclate. Viendra ensuite l’Occupation, durant laquelle elles continuent de travailler ensemble, produisant notamment des tracts politiques, malheureusement tous disparus. Après quatre années d’activité, elles sont en effet arrêtées par la Gestapo et condamnées à mort. Les soldats allemands pillent leur maison et détruisent un grand nombre de leurs œuvres. Emprisonnées, elles survivent et sont finalement relâchées le 8 mai 1945. Claude meurt en 1954. Marcel la rejoint dix-huit ans plus tard, en 1972.

Voilà ce qui les unissait et voilà tout ce qui se cache derrière la dizaine de petits clichés présentés par Alberta Pane dans sa galerie parisienne. La sélection ne se concentre sur aucune période, mais remonte au contraire tout le fil de leur vie, depuis les toutes premières années nantaises (un portrait de Lucy/Claude en habit d’homme, daté de 1911) jusqu’aux dernières photographies de Jersey, dont cet « autoportrait aux orchidées » de 1939, tête renversée, paupières fermées, figure rêveuse, abandonnée. Entre les deux, Cahun sur scène interprétant Le mystère d’Adam et des objets de pacotille assemblés en totems sur le sable d’une plage : « le père » (1932), gisant, sexe dressé et creusé à la fois, ou encore ces deux masques ornés de coquillages et de cet « entre nous » tracé du bout des doigts. Enfin, disponible à la consultation, un exemplaire original des Aveux non avenus, dont la première page porte encore la dédicace de Claude à André Gide « que j’admire et que j’aime, et d’année en année davantage… »

L’ensemble pourra paraître modeste. C’est que les œuvres de Cahun sont rares. Alberta Pane le sait bien, qui les traque et les collectionne depuis plusieurs années. L’exposition est l’occasion pour la galeriste de partager sa passion avec nous : « ce qui m’a intéressé chez Cahun, c’est comment une femme née dans la haute bourgeoisie nantaise parvient à produire une telle œuvre, à son époque », confie-t-elle avant d’ajouter, quand on l’interroge sur la manière dont elle articule ce corpus des années 1930 avec la scène contemporaine qu’elle présente habituellement : « on demande souvent à propos des artistes, quel âge ils ont, s’ils sont jeunes. Ce n’est pas ça qui est important. Bien sûr, à l’exception de Claude Cahun, je travaille avec des artistes vivants, des artistes contemporains, mais c’est surtout l’idée qui doit être contemporaine. Pour moi, Cahun n’a pas d’âge. Elle reste extrêmement contemporaine par son œuvre. Je dirais même qu’elle est classique, dans le sens où elle traverse le temps. C’est une présence encore vivante, qui continue d’inspirer de nombreux artistes. » Quant au choix de mettre plus particulièrement en avant la relation entre Cahun et Moore, Alberta Pane s’explique en rappelant combien leur collaboration, ainsi que le partage de la maternité des œuvres, fait encore débat parmi les historiens. « C’est une question que je laisse ouverte. Mais quand même, toute une vie passée ensemble, ce n’est pas rien. » Mais alors où se cache Moore ? Car partout Cahun crève l’écran. À moins que dans un coin… revenons à ce portrait de Claude aux orchidées. Sur le corps endormi, en bas, une ombre plane, comme une caresse. Amour hors champs pour un duo d’artistes hors normes.


Exposition “Claude Cahun / Marcel Moore”
Jusqu’au 9 novembre 2024 at Galerie Alberta Pane
44-47, rue de Montmorency – 75003 Paris
albertapane.com


Vue de l’exposition “Claude Cahun / Marcel Moore”, 2024, Galerie Alberta Pane, Paris. Courtesy de la Galerie Alberta Pane. Photo : Mami Kiyoshi.

Claude Cahun, Théâtre de recherches dramatiques. Claude Cahun au masque et Roger Roussot dans le Mystère d’Adam, 1929, photographie, épreuve gélatino-argentique, 7,7 x 10 cm. Collection privée Alberta Pane et Patrice Garnier. Tous droits réservés.

Vue de l’exposition “Claude Cahun / Marcel Moore”, 2024, Galerie Alberta Pane, Paris. Courtesy de la Galerie Alberta Pane. Photo : Mami Kiyoshi.

Claude Cahun, Autoportrait aux orchidées, 1939, photographie, épreuve gélatino-argentique sur papier Velox, 10,2 x 7,8 cm. Collection privée Alberta Pane et Patrice Garnier. Tous droits réservés.

Claude Cahun, Théâtre de recherches dramatiques. Claude Cahun au masque et Roger Roussot dans le Mystère d’Adam, 1929, photographie, épreuve gélatino-argentique, 7,7 x 10 cm. Collection privée Alberta Pane et Patrice Garnier. Tous droits réservés.

Vue de l’exposition “Claude Cahun / Marcel Moore”, 2024, Galerie Alberta Pane, Paris. Courtesy de la Galerie Alberta Pane. Photo : Mami Kiyoshi.

La galerie Alberta Pane ressuscite le couple Claude Cahun / Marcel Moore