Pour sa deuxième exposition personnelle à la galerie Derouillon, le peintre Julian Farade présente une série de peintures sur velours, aux teintes nocturnes. Taureaux, oiseaux-tourbillons, chevaux ou tipis y sont figurés dans un chaos violemment apaisé.
Des installations en bois brûlé sont exposées aux côtés d’une sculpture molle, prenant les traits d’un crocodile aux dents cloutées. Intitulée « hors milieux », l’exposition fait référence à cette identité quelque peu hors du monde de l’art où Julian Farade (né en 1986, Paris) se retrouve —n’ayant pas de parcours académique. Malaise d’identification, le terme est issu des applications de rencontres où certains se qualifient d’« hors milieu », ayant des relations homosexuelles, mais ne fréquentant pas leurs lieux de socialisation (bars ou discothèques). Dans cette exposition, Farade cultive une esthétique de la violence (violence des luttes, des émotions, ou simplement du monde qui nous entoure) avec pour idée de la tordre, et peut-être même la rendre agréable à regarder. « Se l’avouer, c’est déjà agir dessus », dit l’artiste. Joyeusement frénétiques, terriblement sagaces, ses œuvres font surgir des vérités multiples et voraces.
Pour votre deuxième exposition solo chez Derouillon, vous présentez principalement des œuvres sur velours. Comment cette matière est-elle entrée dans votre processus créatif, et qu’implique-t-elle dans votre travail ?
Julian Farade : J’ai commencé à travailler avec le velours lorsque, pour ma première exposition à la galerie Derouillon en 2022, j’avais créé un soldat géant de 8 mètres en « soft sculpture ». Par la suite, j’ai décidé d’utiliser les rebuts pour en faire de petits châssis. J’aimais la matière, c’est venu très naturellement. Puis j’ai créé de grands tableaux sur velours noir l’année dernière, présenté dans une exposition par Poush en collaboration avec la Collection Lambert à Avignon. Puis j’ai continué à explorer le velours dans sa matérialité. Ce qui est intéressant, c’est qu’il est très dense en couleur et apporte une grande profondeur. Il a une présence immédiate, surtout quand il est tendu. Et puis, ce qui est fascinant avec le velours, c’est qu’il n’est pas conçu pour recevoir de la peinture, il la rejette. Pour moi, c’est très agréable de me confronter à cette matière, tout en lui laissant de l’espace, parce qu’elle finit toujours par gagner. Il y a une sorte de combat entre la transparence et la rétraction. J’utilise beaucoup de couleurs. Ma première exposition, était très « push-pull »… avec du rouge contre un vert, notamment. Très Willem de Kooning, inspirée par l’expressionnisme américain, que j’aime beaucoup. Mais le velours me permet d’avoir des respirations, presque comme dans le dessin, de ne pas être enfermé dans une approche de peintre, celui qui comble les espaces, remplit et remplit. Contrairement à une toile de lin, qui a une histoire et peut être assez lourde à porter, le velours est plus léger et plus libre. Il y a des références comme Julian Schnabel ou Issy Wood, qui ont travaillé avec du velours. Cela m’a renforcé dans l’idée que je pouvais me l’approprier. Travailler avec des rebuts, c’est assez chic. C’est la peau de mes peluches, de mes monstres. Donc, en réalité, c’est un peu comme la mienne.
Et pour ce qui est des couleurs de vos toiles veloutées, comment les avez-vous choisies ?
Julian Farade : Je voulais utiliser des couleurs qui évoquent la nuit, mais aussi ces moments de petit jour. C’est pour cela que j’ai choisi des violets aubergine, des beiges clairs. L’idée était vraiment de traiter la nuit, de répondre à mon premier solo show à la galerie qui s’intitulait “Où vont les oiseaux la nuit ?” Et ils sont là aujourd’hui. Je voulais créer une petite narration, car mes tableaux s’inscrivent dans une durée.
D’un point de vue technique, comment travaillez-vous vos toiles ?
Julian Farade : Je travaille principalement au sol, parce que je n’ai pas beaucoup de force dans les bras. Quand je suis au-dessus de la toile, je travaille avec le ventre, et j’ai plus de force dans le dos et les jambes. Ça me donne l’impression d’avoir plus de contrôle sur l’œuvre, alors que si la toile est à la verticale, elle semble tout de suite prendre le dessus, comme si elle avait un pouvoir sur moi. Au sol, c’est moi qui domine la situation. En plus, il y a l’idée d’attaque, presque comme un oiseau qui pique. Cette manière de travailler me permet d’être plus incisif, plus direct dans mes gestes. C’est aussi une approche que j’adore chez des artistes comme Jackson Pollock ou Juergen Teller, qui eux aussi entretiennent ce rapport avec le sol. Ça permet une autre relation avec l’œuvre, plus physique, plus intuitive. Et puis, il y a aussi un aspect technique lié à la matière. Travailler au sol est presque une nécessité avec le velours qui rejette la peinture en position verticale. Alors que dans ce cas, la couleur s’étale différemment, crée des sortes de fantômes, des effets très subtils que je ne pourrais pas obtenir autrement.
La soft-sculpture exposée ici est un petit crocodile aux dents clouées. Pouvez-vous expliquer ce qu’il représente pour vous ?
Julian Farade : C’est le deuxième crocodile que je réalise. Le premier est resté à l’atelier, je pense qu’il est attaché là-bas. Avant, mes autres sculptures étaient des pantins qui se déplacent, mais le crocodile, lui, est figé. Je voulais le mettre en gardien du premier, avec une posture agressive. Mais je le trouve très sexy en même temps, il a cette énergie dite « conquérante », dite « masculine », sûre d’elle. Les clous, c’est l’idée de l’agressé qui devient agresseur.
Dans ces figures chimériques, animales ou objectales qui reviennent souvent dans vos tableaux, on remarque aujourd’hui plusieurs taureaux. Pourquoi ?
Julian Farade : Cette exposition est véritablement écrite, dans le sens où je parviens mieux à saisir les symboles, et ce ne sont plus seulement des peintures, mais des mots. Le taureau représente la première lettre de l’alphabet, le A — un taureau inversé. Cette découverte m’a fasciné, car j’ai toujours dessiné ces animaux. Enfant, je passais mes étés en Martinique, chez mon père et mes grands-parents. Dans les champs, il y avait toujours un taureau attaché à un piquet, car si on les lâche avec d’autres, ils se battent. J’aime cette idée qu’un taureau appartienne à chaque famille pour protéger le champ et marquer l’espace. C’est une figure à la fois imposante, un peu effrayante, mais aussi protectrice. Il est représenté dans mes peintures par une forme noire, lourde, qui confère une certaine sécurité. En travaillant avec le mouvement, le taureau permet de marquer une pause, d’ancrer quelque chose de figé. Si on observe bien, dans le taureau, on peut aussi voir un cheval, notamment dans la lumière. Il y a cette figure rouge, qui est cachée dans la composition du bovidé. J’ai commencé à inclure des chevaux dans mon travail, il y a un an et demi justement pour contrer l’idée du taureau. Le taureau est ancré dans le champ, alors que le cheval va de champ en champ, il est libre. Mais le cheval symbolise aussi la fuite, l’angoisse. Toujours en mouvement, fuyant ses prédateurs, il est angoissé, il représente la tension entre la peur et la liberté. Le titre de la petite peinture au cheval est Formidable Angoisse. Ce n’est pas de moi, mais de Louise Bourgeois, qui parlait des poupées. Il y a quelque chose de beau dans cette idée de « formidable angoisse », qui exprime le mouvement et le fait que, dans la création, il y a toujours une peur, mais une peur grisante, comme le cheval qui court vite, mais ressent cette angoisse libératrice.
Et l’oiseau, la grotte, la chaise… Quels symbolismes émanent de ces figures ?
Julian Farade : L’idée avec toutes ces figures est de les faire réagir et interagir comme des éléments écrits. C’est une sorte de vocabulaire qui se développe au fur et à mesure. Je sais que le taureau est “A”, mais l’oiseau est-il un “B” ou un “E” ? Je ne sais pas encore. Les oiseaux en tout cas sont toujours présents, c’est automatique. Je fais des roues, puis des dents, et l’oiseau revient toujours pour parler de la frustration, de l’enfermement, du fait qu’il ne peut pas sortir de sa cage ou s’envoler. Les symboles comme l’échelle ou la chaise font aussi partie de ce vocabulaire que j’utilise intuitivement. Quant à la grotte, c’est une image liée à cette idée des oiseaux de nuit. Elle n’est pas une représentation primitive, mais plutôt un espace intime, un lieu où l’on se confronte à soi-même. Ce n’est pas juste un refuge, mais un endroit de transformation. C’est une métaphore de ce processus de création qui se fait en retrait, dans le calme de la nuit. C’est là où les idées naissent et tourbillonnent.
Dans le texte d’Antoine Idier qui accompagne l’exposition, est abordée l’idée d’une esthétique de la violence présente dans votre travail. Quels ont été les sentiments ou les éléments de contexte qui ont nourri l’idée de violence dans votre pratique ?
Julian Farade : Je crois qu’elle a plusieurs sources, mais c’est surtout quelque chose de quotidien. Cela peut être via les informations, les micro-agressions, ou même des interactions plus banales, comme un boulanger qui regarde mal ou quelqu’un à côté qui ne se sent pas bien. On est tous exposés à ces petites violences, et moi, je me sens comme une éponge qui réagit à ça. Je prends cette violence et je la rends belle, parce que de toute façon, on ne peut pas y échapper. Elle est imposée à nous, constamment, donc la question c’est : qu’est-ce qu’on en fait ? Pour moi, c’est plus une manière de dire que cette violence est inhérente à l’espèce humaine, et à la vie. Donc, au lieu de la contrer et de la réfréner, je la montre en jaune et en vert, des couleurs qui rendent cette violence un peu plus agréable à regarder. Au fond, tout est violent, même au niveau cellulaire. La vie elle-même est violente, mais pas pour faire du mal. C’est plutôt une violence comme un déchaînement d’expression… un élan. C’est cette idée d’aller quelque part, de sortir de sa zone de confort. Parfois, ça fait mal parce que tu entres dans un espace qui n’est pas le tien. Qu’est-ce que tu fais quand tu arrives dans l’espace de l’autre ? Lui perçoit ça comme une violence, même si tu ne le vois pas forcément. Il y a toujours cette réaction, cette confrontation, parce que le mouvement est forcément contre quelque chose. Et cette dynamique se voit dans mes peintures. Le geste, le mouvement, c’est une esthétique de la violence, mais dans le sens où cette violence exprime un besoin d’avancer, de transformer la pensée, d’aller quelque part.
Vos tipis sont des installations plus récentes. Pourquoi explorer ce type de structure ?
Julian Farade : Je voulais voir si je pouvais me mettre à l’installation pour explorer l’idée d’habiter l’espace. C’était aussi une réponse à l’idée de “safe space”. Je ne crois pas vraiment à cette notion et pense qu’il y a toujours des zones dangereuses. Le tipi symbolise cette illusion de sécurité. Il est là, mais mis à nu et exposé. On peut être sous abri, mais on n’est jamais totalement en sécurité. Le bois a été travaillé à la méthode japonaise du bois brûlé, une fine couche de carbone le protège puis il est verni. Il y a quelque chose d’un peu inquiétant dans ces structures, mais en même temps, elles ont un côté méditatif. Elles tiennent toutes seules, sur un fil, ce qui les rend fragiles. J’aime bien cette idée de contraires, de contradictions qui dialoguent ensemble. Ce sont des œuvres qui vivent avec leurs propres contradictions. C’est pareil avec mes chimères, elles révèlent leurs dualités.
Quel rôle jouent les petits formats dans l’exposition ?
Julian Farade : Les petits formats sont une réaction aux plus grands. Quand je travaille sur des œuvres énormes, des explosions, je me jette entièrement dedans et me perds dans la matière. Les petits formats, c’est tout l’inverse. Ils me forcent à me concentrer, à me poser, à réfléchir à ce que je veux vraiment dire dans un espace réduit. Pour moi, c’est presque des exercices de discipline. Ça me pousse à isoler les écritures, à épurer le message et à offrir des espaces plus faciles à lire, plus nets, ce qui aide à mieux me projeter dans l’œuvre. Dans ces petits formats, on retrouve les mêmes éléments que dans les plus grands : un cheval, un oiseau-barrière, ou encore un petit danseur avec un masque d’oiseau. Ces figures se répètent, elles se retrouvent un peu partout. Par exemple, le rouge sur le bras du danseur est le même que celui de la ligne qui entoure le cheval dépecé. Ce sont des allers-retours entre les différents tableaux, il faut prendre du temps pour les regarder en profondeur et comprendre que c’est toujours la même chose qui se passe. •
Exposition “hors milieux” by Julian Farade
Jusqu’au 23 novembre 2024 at Galerie Derouillon
13, rue de Turbigo – 75002 Paris
derouillon.com