À la Bourse de Commerce, l’exposition que consacre actuellement Pinault Collection à l’Arte Povera revient en profondeur sur l’origine et les déploiements du courant artistique né à la fin des années 1960. Entre hommages et continuations, elle ouvre des pistes de réflexion sur l’héritage légué par le groupe d’artistes italiens, à l’appui d’œuvres des successeurs de cet art pauvre.
À l’heure où l’on n’en finit plus de prophétiser le retour de la peinture figurative, où les technologies numériques semblent nous éloigner toujours davantage de la réalité matérielle du monde, peut-on croire que l’Arte Povera ait encore quelque chose à léguer aux artistes contemporains ? Assurément. Forgé en 1967 par le critique Germano Celant (1940-2020), le terme « art pauvre » désigne alors l’inclassable renouveau qui agite la scène artistique italienne. Plus qu’un mouvement dogmatique, l’Arte Povera regroupe des artistes aux pratiques variées, mus par la volonté de reconnecter l’art avec la nature et la vie quotidienne, tout en remettant en question les conventions esthétiques traditionnelles ainsi que le rôle de l’artiste dans la société, mais également les effets de l’industrialisation et de la consommation de masse. Utilisant des matériaux de valeur moindre (du bois, de la terre, du métal, de la pierre), sans aucune hiérarchie, avec des gestes et des assemblages simples, des jeux de forces et d’équilibres précaires, ces artistes cherchaient à dépasser la notion de l’art comme objet fini, prêt à être consommé. Ils voulaient le rendre vivant, de nouveau, opposant la sobriété, l’humilité et la vitalité au lyrisme de l’abstraction et à l’exubérance factice du Pop Art alors en vogue.
L’exposition que présente actuellement Pinault Collection à Paris, sous le commissariat de Carolyn Christov-Bakargiev, met en lumière cette mouvance artistique à travers plus de 250 œuvres des treize artistes clés : Gilberto Zorio, Emilio Prini, Jannis Kounellis, Marisa Merz, Mario Merz, Michelangelo Pistoletto, Alighiero Boetti, Giuseppe Penone, Giovanni Anselmo, Pier Paolo Calzolari, Luciano Fabro, Pino Pascali et Giulio Paolini. La scénographie, qui prend le parti de les réunir tous au milieu de la Rotonde et de ménager une salle à chacun dans les différents étages, laisse également la place à douze artistes contemporains. Ces œuvres plus récentes, disséminées dans les interstices du musée – à l’extérieur, entre les vitrines, le long des coursives – ménage ainsi des ouvertures et des pistes de réflexion sur les poursuites de l’Arte Povera dans la création d’aujourd’hui.
Hommages et citations
En ligne directe avec le mouvement, il y a d’abord les hommages. Celui de Jimmie Durham (1940-2021), dont l’œuvre Homenagen a Luciano Fabro (2009), simple poutre de bois légèrement vrillée posée contre un mur, rappelle la radicalité sentimentale de Luciano Fabro, qui considérait la géométrie non pas comme une règle abstraite et absolue, mais comme une donnée de la nature, soumise comme toutes les autres aux forces de l’attraction, de l’équilibre et de la précarité des lois physiques. Plus haut, le long de la coursive, Mario García Torres (né en 1975) évoque quant à lui un épisode de la vie d’Alighiero Boetti qui, à la fin des années 1970, ouvrit le One Hotel à Kaboul. Cet établissement dans lequel il se rendait deux fois par an fut le lieu de confection, par des brodeuses afghanes, d’un grand nombre de ses célèbres planisphères en tissu coloré. Pour la Bourse de Commerce, Garcia Torres imagine une œuvre inédite, récréant l’enseigne de l’hôtel surmontée d’un hibou. Il s’agit de Remé, l’oiseau que Boetti avait l’habitude de garder près de lui lorsqu’il séjournait à Kaboul et qui semble ici attendre le retour de son maître. L’hommage est tendre et amusé, à l’image de Boetti, sans doute le plus romanesque et le plus mélancolique des représentants de l’Arte Povera.
L’esthétique du possible et du devenir
Au rez-de-chaussée, dans cette partie de l’exposition qui met en perspective les principes de l’Arte Povera avec plusieurs œuvres et mouvements historiques, l’artiste australien D Harding (né en 1982) occupe une vitrine avec In Potentia (2020). Soit une branche de cyprès blanc simplement déposée et présentée comme une « œuvre potentielle », à la fois produit de la nature, appelé à se désagréger si l’on ne fait rien, mais aussi de l’homme, qui est venu la couper et pourrait décider de la travailler, de la sculpter, de lui donner une forme utile. Cette esthétique du devenir se retrouve un peu plus loin dans la sculpture en bronze d’un homme qui marche d’Anna Boghiguian (née en 1946) : corps longiligne et sans bras, aux pieds et à la tête démesurés, il ne manque pas d’invoquer d’autres silhouettes jumelles, de Giacometti à Rodin, jusqu’aux figurines les plus archaïques. Elle est la forme de notre humanité, de notre condition d’errants, avançant ou fuyant à travers le temps et l’histoire.
Nature et futur
Autre tendance chère aux membres de l’Arte Povera, la place accordée à la nature, à la fois comme motif et comme principe de création, se retrouve dans les œuvres contemporaines retenues par la commissaire. Ainsi, tandis que devant le musée un arbre gigantesque de Giuseppe Penone appartenant à la Collection Pinault, et dont les branches nues portent de lourdes pierres, accueille le visiteur, l’artiste argentin Adrián Villar Rojas (né en 1980) a quant à lui pris le parti de la discrétion, dissimulant sur la façade et dans les recoins intérieurs plusieurs nids d’hornero. Des nids qu’il a lui-même conçus, empruntant à cet oiseau emblématique de l’Argentine sa technique de construction à partir de brin de paille, de boue et de salive, et qu’il dissémine çà et là, comme de petites sculptures habitables laissées à l’usage de potentiels occupants. De son côté, Agnieszka Kurant (née en 1979) semble réconcilier les nouvelles technologies avec les fondamentaux d’un art pauvre, plutôt disposé à leur tourner le dos. Partant de l’énigme posée par l’éditeur Stewart Brand à l’anthropologue et cybernéticien Gregory Bateson (« que ferait un caméléon posé devant sa propre image ? »), Kurant met en scène deux reptiles, chacun dans son vivarium, positionné face à son propre reflet. Tout au long de la journée, leurs peaux changent de couleur, passant du jaune au violet, du vert au bleu, dans une forme d’indécision irrésolvable. Mais ces animaux-là sont en réalité des moulages en cuivre recouverts de cristaux liquides et connectés à des intelligences artificielles qui analysent en direct les commentaires postés sur les réseaux sociaux à propos du futur. L’interprétation de ces données, la transformation de cette « énergie sociale » en signaux électriques, nous invite dès lors à considérer le vivant comme un réseau mouvant, un système s’adaptant à son environnement en y réagissant sans cesse. Mutante, l’œuvre de Kurant est sans conteste celle qui se tourne le plus vers le futur, tant par sa forme que dans la nature des forces qui en provoque la métamorphose. Elle pose le trait d’union ultime entre un mouvement devenu déjà historique (alors même que certains de ses membres sont encore vivants) et les poursuites possibles qu’il laisse en héritage. •
Exposition “Arte Povera”
Jusqu’au 20 janvier 2025 at Bourse de Commerce – Pinault Collection
2, rue de Viarmes – 75001 Paris
pinaultcollection.com