Au Plateau, un déménagement de Wei Libo

Avec « Furniture and I », l’artiste chinois Wei Libo emplit la project room du Frac Île-de-France d’une installation qui tresse, à l’appui de mobilier et de fruits en bois hyperréalistes, des liens avec ses souvenirs de jeunesse.

Depuis sa sortie des Beaux-Arts de Paris en 2024, Wei Libo (né en 1994) développe des installations où des fruits en bois peint investissent des meubles récupérés, évoquant aussi bien les migrations d’une vie moderne bousculée par l’urbanisation que les saveurs de l’exil. Pour son exposition au Plateau, l’artiste est parti d’une image mémorielle, qui pourrait aussi bien être une photographie, celle des meubles accumulés dans la cour de la maison de son grand-père, à Lanzhou, une de ces maisons traditionnelles dont le boom économique chinois a entraîné la destruction. Il y a là chaises, armoires, commodes, tabourets, serrés sous les saillies des avant-toits qui se retournent vers le ciel. C’est cette image que Wei Libo a entrepris de reconstituer au Frac Île-de-France, dont la project room, comme la cour originelle, comprend trois murs et une ouverture sur rue, ici la vitrine. Deux poutres en bois rond et poli, placées en hauteur, rappellent celles de la maison, qui ombrageaient peut-être la scène.

Loin de l’entreprise exhaustive, obsession inaugurale d’un Harald Szeemann ouvrant et exposant l’appartement bernois de son grand-père en 1974, il s’agit plutôt d’un exercice de mémoire trans-personnelle et à la focale variable. Certains objets s’avèrent ainsi fidèles au souvenir, en particulier la commode marquetée qui reproduit un travail d’artisanat du grand-père ; quelques-uns sont des évocations transposées, ainsi de la jarre remplie d’eau, comme celles laissées dans les jardins de la province de Lanzhou pour recueillir la pluie, sans que pour autant ses motifs décoratifs s’y rapportent ; d’autres enfin proviennent des recherches du chineur nouvellement installé en région parisienne, ouvrant au croisement des destinées et des parcours de vie que ces meubles incarnent avec d’une vivacité d’autant plus forte, voire étrange, qu’ils sont convoqués dans un déménagement qui n’est pas le leur et supports de fruits éclatants.

C’est ainsi qu’on passe d’une échelle à l’autre, de celle de l’installation aux œuvres qui la constituent, mais aussi d’une personne à l’autre, du grand-père au public. Comme chez Proust, qui suivant le mot de Brassaï, « utilise en quelque sorte le zoom avant son invention » (Marcel Proust sous l’emprise de la photographie, 1997), où la photographie et la mémoire transforment les distances et la perception, l’image première, la cour du grand-père lors du déménagement, recadrée sur tel ou tel meuble, fait passer de l’œuvre totale, la « pièce » au sens de « room », aux pièces, ces « îlots de monstration », ou de mémoire, comme les appelle Maëlle Dault, la commissaire.

Ou comment à travers la reconstitution hypothétique d’un déménagement que personne n’a vécu, chacune et chacun se retrouve dans les siens. Ainsi d’un visiteur qui reconnaît, dans l’ours en peluche caché derrière son masque marqueté, celui de ses jeunes années. L’esprit de l’enfance infiltre alors la scène, de même que de celui des personnes qui se sont assisses sur ces chaises ou ces tabourets, ou qui ont utilisé ces planches et ce baquet pour la lessive. Pourtant, entre d’un côté la nostalgie méditerranéenne des chaises bétonnées d’un Eric Hattan (Beyroots) ou la douleur du passé d’une Doris Salcedo qui prend les meubles qu’elle récupère dans du béton ou bien coud des cheveux dans leur vermoulure, et d’un autre les angoisses présentes des garde-mangers trop pleins des promesses de la culture sous serre et de la vie éternelle en haute définition de l’IA, la fraîcheur de bois peint des fruits de Wei Libo donnent aux meubles de ce déménagement une deuxième vie. Sur l’air d’une comptine colorée et espiègle qui se poursuivra, en mars, entre les murs de la galerie Sans titre à Paris. 


Exposition « Wei Libo. Furniture and I »
Jusqu’au 23 février 2025 au Plateau (Frac Île-de-France)
22, rue des Alouettes – 75019 Paris
fraciledefrance.com


Vue de l’exposition « Furniture and I » de Wei Libo, Frac Île-de-France, Project Room du Plateau, Paris, 2025. Photo : Martin Argyroglo. Courtesy de l’artiste.

Vue de l’exposition « Furniture and I » de Wei Libo, Frac Île-de-France, Project Room du Plateau, Paris, 2025. Photo : Martin Argyroglo. Courtesy de l’artiste.

Wei Libo, Pure goodness (Frozen Pear) (détail), 2021-2024, meuble en marqueterie fait par l’artiste, poires gelées en bois, peinture acrylique, 115 × 65 × 90 cm. Photo : Yi Ye. Courtesy de l’artiste.

Vue de l’exposition « Furniture and I » de Wei Libo, Frac Île-de-France, Project Room du Plateau, Paris, 2025. Photo : Martin Argyroglo. Courtesy de l’artiste.

Au Plateau, un déménagement de Wei Libo