La Fondation Pernod Ricard présente les œuvres de Grichka et Tohé Commaret, réunis pour la première fois dans une même exposition. Peintures pour l’une et vidéos pour l’autre, leurs œuvres se croisent et se répondent sous le commissariat d’Elsa Vettier, explorant le potentiel narratif des lieux de leur enfance, sur un mode onirique et paranoïaque.
Deux artistes, frère et sœur, elle vidéaste, lui peintre. Tohé Commaret (née en 1992) et Grichka Commaret (né en 1987) sont originaires du quartier Robespierre, à Vitry-sur-Seine. Ensemble, ils ont grandi dans un environnement marqué par l’architecture brutaliste, qui continue de nourrir profondément leurs imaginaires. Chez Grichka, cela se traduit par une peinture composite, mêlant silhouettes humaines et formes géométriques. Pour Tohé, cela ouvre des scénarios dans lesquels le registre réaliste, presque documentaire, négocie constamment avec l’imminence d’un basculement vers l’irrationnel. C’est ce dialogue continu et souterrain entre leurs œuvres respectives que met au jour l’exposition « Miss Recuerdo ». Un titre en forme d’hommage aux personnages féminins habitant nombre des œuvres présentes ; en forme de jeu de mots également, pour rappeler l’origine chilienne de leur famille et souligner l’emprise du ressouvenir dans leur travail : mis recuerdos, « mes souvenirs » en espagnol.
Ce projet, porté par la commissaire et critique d’art Elsa Vettier, est leur première exposition commune. Une réussite, à laquelle n’est pas étrangère la scénographie de CluelesS, un duo de designers françaises formé par Saloméja Jacquet et Clara Stengel et qui ont déjà plusieurs fois travaillé aux décors des productions de Tohé Commaret. Aussi simple qu’efficace, leur mise en espace du rez-de-chaussée de la Fondation Pernod Ricard parvient à dramatiser la circulation des visiteurs et la présentation des œuvres, sans emphase inutile. Ainsi pénètre-t-on par un couloir étroit, sur le mur duquel est projeté un extrait vidéo d’une jeune femme dans un RER. On passe devant comme on regarderait le paysage derrière la vitre d’un train. L’effet de circulation bégaye et nous entraîne vers un espace plus vaste.
Scripts imagés
Sous un faux-plafond surbaissé, du genre de ceux qui coiffent les salles de réunion, deux grands écrans posés au sol, deux films de Tohé Commaret, 8 (2022) et Pukyu (2025). Dans le premier, deux récits s’enchâssent, celui de Fatime, une petite fille déposant chaque jour dans la bouche d’aération de son immeuble des scripts écrits sur papier rose, et celui de trois adolescentes réunies dans une chambre pour parler de shifting, une méthode particulièrement populaire sur les réseaux sociaux et consistant à rêver sans dormir. Dans le second film, une jeune fille, là encore, se persuade que sa fontanelle ne s’est pas refermée et que cette anomalie, suivant une croyance quecha, la rend plus sensible aux stimuli extérieurs. Dans ces deux films, Tohé Commaret met en scène des personnages entre deux âges, cherchant toutes dans l’irrationnel et la fiction des réponses à leurs doutes, des remèdes à l’ennui. Un peu plus loin, une troisième vidéo, diffusée dans un interphone et dont on entend le son en décrochant le combiné. Mustard (2023) s’ouvre sur l’apparition de deux jeunes travailleuses du sexe dans le hall de leur immeuble. Elles parlent au téléphone à leurs clients avec qui elles évoquent les humiliations qu’elles pourraient leur infliger, tandis que des ballons de fête d’anniversaire traversent le couloir derrière elles. Avec un sens aigu de l’ambiguïté, Tohé parvient à mêler l’humour et la cruauté, le décalage absurde et la vulnérabilité, le voyeurisme et la confidence.
Aux murs, faisant écho à cette esthétique brute et intimiste, les peintures de Grichka Commaret baignent dans la même incertitude entre le diurne et le nocturne. De quelle nature est donc cette obscurité qui sourd et s’infiltre dans chaque composition ? Terreur souterraine ou nuit hantée ? Science-fiction ou réminiscences ? L’ambiance frôle parfois le sentiment d’oppression et l’on finit par se sentir observé, comme à travers la meurtrière du cadre. Dans ces espaces contraints au format resserrés se répètent en déclinaison plus radicales les motifs quadrillés, rugueux et nus des décors de cages d’escalier et de paliers d’immeubles. Quelques profils surnagent contre des grilles sévères et des lignes à angles droits. Le parallèle entre l’aspect très maquetté de ces peintures — que Grichka considère d’ailleurs davantage comme des objets — et la manière dont se construit, littéralement, notre mémoire, nous ramène alors à cette thématique particulièrement chère aux deux artistes : celle de la frontière ténue entre réalité, fiction et fantasme dans le recollement et la restitution de nos souvenirs.
Ré-enchantement
Au-delà de ces parallèles entre leurs pratiques respectives, l’exposition inaugure la première collaboration cinématographique de Grichka et Tohé Commaret. Les deux artistes ont en effet co-écrit un moyen-métrage, qui sert de point de départ et de point de fuite à tout le projet. Tourné fin 2024 à Vitry-sur-Seine, sur les lieux de leur enfance, Palma raconte la dernière journée de Paloma, dont la disparition mystérieuse est annoncée dès le générique d’ouverture. L’histoire prend place dans un monde dystopique, où les horloges scandent la vie de travailleurs précaires, dont l’activité régulée par l’entreprise fictive S.EM.I.S.E. dépend des missions que leur distribuent des machines. Pour introduire cette nouvelle réalisation, toujours en cours de production et dont l’exposition ne présente que deux extraits, un premier espace liminaire, semblable à un sas ou une salle d’attente, ménage une étonnante transition vers l’univers étrange, et disons-le lynchien, de cette fiction à la Twin Peaks. C’est par la musique planante de son générique que le visiteur pénètre l’intrigue. Et puis, derrière une porte vitrée violette, dont les carreaux noirs ne laissent rien transparaître de ce qui se cache dans l’ultime salle de l’exposition, deux écrans dos à dos. Recto : le générique, dont nous percevons le son avant même de le voir. La dalle d’Ivry-sur-Seine, les personnages, les machines débitant leurs ordres et leurs missions, la nuit, les halls et et un avis de recherche placardé sur le mur. Verso : une scène du film, celle de la dernière soirée de Paloma, juste avant qu’elle disparaisse. Un événement survient — nous en tairons la nature pour préserver le suspense — et bouleverse ces certitudes…
Ainsi les Commaret naviguent-ils entre le réalisme magique et la fable fantastique. À partir des fragments d’une mémoire qu’ils partagent, ils nous invitent sans cesse à réinvestir le réel, nous montrent la voie d’un ré-enchantement du banal et du quotidien. Ils laissent filtrer un inconscient qui serait celui des lieux qui nous ont vu grandir. Comment se construire après eux, malgré eux, avec eux ? Il suffit parfois de pousser une porte et d’aller non pas à l’encontre, mais à la rencontre de ses fantômes. •
Exposition « Grichka Commaret et Tohé Commaret. Miss Recuerdo »
Jusqu’au 19 avril 2025 à la Fondation Pernod Ricard
1, cours Paul Ricard – 75008 Paris
fondation-pernod-ricard.com
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Vue de l’exposition « Miss Recuerdo » de Grichka et Tohé Commaret, Fondation Pernod Ricard, Paris, 2025. Photo : Aurélien Mole.
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Vue de l’exposition « Miss Recuerdo » de Grichka et Tohé Commaret, Fondation Pernod Ricard, Paris, 2025. Photo : Aurélien Mole.
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Grichka Commaret, Sans titre (Interphone), 2025, acrylique sur toile, 58 × 19 cm. Courtesy de l’artiste.
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Détail de l’exposition « Miss Recuerdo » de Grichka et Tohé Commaret, Fondation Pernod Ricard, Paris, 2025. Photo : Aurélien Mole.
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Vue de l’exposition « Miss Recuerdo » de Grichka et Tohé Commaret, Fondation Pernod Ricard, Paris, 2025. Photo : Aurélien Mole.
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Vue de l’exposition « Miss Recuerdo » de Grichka et Tohé Commaret, Fondation Pernod Ricard, Paris, 2025. Photo : Aurélien Mole.
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Tohé Commaret, Mustard (Interphone), 2023, interphone, vidéo, 7 min. Courtesy de l’artiste.
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Vue de l’exposition « Miss Recuerdo » de Grichka et Tohé Commaret, Fondation Pernod Ricard, Paris, 2025. Photo : Aurélien Mole.
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Détail de l’exposition « Miss Recuerdo » de Grichka et Tohé Commaret, Fondation Pernod Ricard, Paris, 2025. Photo : Aurélien Mole.
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Détail de l’exposition « Miss Recuerdo » de Grichka et Tohé Commaret, Fondation Pernod Ricard, Paris, 2025. Photo : Aurélien Mole.