Amélie Bernard expose ses métamorphoses intimes

Partant de ses recherches sur les enveloppes et leurs métamorphoses, Amélie Bernard explore l’adolescence, cette phase qui condense mutations physiques et psychiques. Un insaisissable capturé sur le fait, entre les quatre murs de la chambre, pièce de tous les possibles, qui enferme et qui s’ouvre sur le monde, où il ne faudrait pas entrer.

La chambre est présentée comme un monde à la clôture paradoxale, une sorte de cabane intime, dont la porte serait infranchissable mais dont la fenêtre, en fin de parcours, est ouverte sur le monde, comme celle d’Alberti. Entre les deux, tout ce qui se joue est méticuleusement décortiquée, dans une analyse précise du mobilier où affleure aussi bien la trace des lectures de Michelle Perrot, notamment du chapitre de son Histoire de chambres (2009) consacré à celle de la « Jeune fille », que celle de l’enfermement psychologique dans des cliché de genres et de classes d’un Didier Eribon, et, plus plastiquement, jusque dans la déformation des corps et leur ambiguïté sexuelle, une influence lointaine de la Chambre 202, Hôtel du Pavot (1970), de Dorothea Tanning.

Tout le mobilier est évoqué : le lit insulaire, celui où l’on s’isole pour rêver, celui sous lequel on se cache, les armoires et leurs cintres jaloux qui portent les vêtements où s’inscrivent en déchirures, tatouages, épingles et piercings les révolutions du corps et de l’esprit. Plus loin, sous forme d’autels portatifs, quasi ex-voto, on retrouve les posters et les idoles de l’adolescence, ces références de pairs et ces sous-cultures collégiennes cruciales (ou pas) pour se forger une individualité, entre conformisme de groupe et affirmation de soi. Enfin, le bureau, celui des devoirs et du journal intime, dont la vocation cachée est toujours trouble, expose à livre ouvert ce qu’on ne saurait lire, dont les couvertures sont d’ailleurs reprises en grand format. 

Car, de même qu’avec le Journal extime (2002) de Michel Tournier et les nouvelles écritures de soi à l’heure des blogs et des réseaux, l’intimité, même adolescente, n’existe plus, si elle a jamais existé, chez Amélie Bernard (née en 1990). Le titre de sa première exposition personnelle présentée à la galerie Bertrand Grimont « Do not enter » est alors à prendre comme une antiphrase, il faut entrer au contraire. L’interdiction se retourne en invitation, et la rébellion adolescente en un passage attendu un peu surfait dont tout le monde finit par se lasser. Ce paradoxe de l’extime, ou intime exhibé, rejoue celui de Bachelorette, la chanson de Björk mise en vidéo par Michel Gondry : l’héroïne, nécessairement très seule et très incomprise, écrit un journal intime qui n’a d’autre vocation que de devenir un best-seller mondial, mais dont les pages s’avèrent aussi vides qu’est monotone la banalité des rites de passage de l’adolescence, tragédies intenses de ceux qui les vivent et reste d’agitation pénible pour ceux qui les ont vécues.

De cette insaisissable transitoire, de ce paradoxe de l’extime, ne reste que l’étonnante plasticité de cette matière avec laquelle travaille Amélie Bernard. Elle est la résonance parfaite avec cet état de mutation qu’incarne l’adolescence. Le kombucha, ou la mère de levure et de bactérie qui en est à l’origine, comme pour le vinaigre, devient une peau cultivée, mimétique de l’évolution constante du corps adolescent. Quasi photosensible, dotée d’une mémoire sensorielle, elle garde à sa surface la trace des altérations de son environnement, variation du taux d’humidité ou de glucose, tout comme le corps adolescent garde traces des coups et blessures du sortir de l’enfance.

Dans la veine des artistes contemporains qui explorent l’hybridité des matériaux pour dire celle des existences, des compositions pluriculturelles de Gaëlle Choisne à la photographie organique de Mimosa Echard, marquée à l’adolescence par les pratiques corporelles des années 1970, en passant par les entreprises végétales de Michel Blazy, Amélie Bernard opte pour une invasion par l’organique et le psychique des structures matérielles. La couverture du lit devient une peau mutante et inquiétante, les porte-manteaux enchaînent ceux qui s’y servent, les miroirs brûlent les visages qui s’y reflètent. L’infraction extime ne reste pas forcément impunie.


Exposition « Amélie Bernard. Do not enter »
Commissariat : Lena Peyrard
Jusqu’au 27 avril 2025 à la Galerie Bertrand Grimont
43, rue de Montmorency – 75003 Paris
bertrandgrimont.com


Amélie Bernard. Courtesy de l’artiste. Photo : Justin Personnaz.

Vue de l’exposition « Do not enter » d’Amélie Bernard, Galerie Bertrand Grimont, Paris, 2025. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Bertrand Grimont. Photo : Justin Personnaz.

Vue de l’exposition « Do not enter » d’Amélie Bernard, Galerie Bertrand Grimont, Paris, 2025. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Bertrand Grimont. Photo : Justin Personnaz.

Vue de l’exposition « Do not enter » d’Amélie Bernard, Galerie Bertrand Grimont, Paris, 2025. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Bertrand Grimont. Photo : Justin Personnaz.

Amélie Bernard, Le Lit (détail), 2025, lit en acier et pampille en céramique, peau de Kombucha, 180 × 90 × 50 cm. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Bertrand Grimont. Photo : Justin Personnaz.

Vue de l’exposition « Do not enter » d’Amélie Bernard, Galerie Bertrand Grimont, Paris, 2025. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Bertrand Grimont. Photo : Justin Personnaz.

Vue de l’exposition « Do not enter » d’Amélie Bernard, Galerie Bertrand Grimont, Paris, 2025. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Bertrand Grimont. Photo : Justin Personnaz.

Amélie Bernard, La chaise, 2025, structure acier, découpe laser dibond, tissus, bandes de plâtre, enduit, peinture acrylique, fibre de verre, résine, 100 × 47 × 87 cm. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Bertrand Grimont. Photo : Justin Personnaz.

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