Gloria Friedmann, la terre en partage

« Combien de terres faut-il à l’homme ? » : le titre est sans détour et sonne comme un avertissement. Avec sa nouvelle exposition à la HAB Galerie de Nantes, Gloria Friedmann (née en 1950) met en scène la fragilité du vivant et nous enjoint à reconnaître notre responsabilité dans la dégradation des écosystèmes.

Depuis les années 1980, Gloria Friedmann compose une œuvre monumentale, aussi bien par ses formats que par ses ramifications. Une œuvre dans laquelle le vivant – humain, animal, végétal – occupe une place centrale. Pour la HAB Galerie de Nantes, l’artiste allemande en ouvre un chapitre des plus engagés et peut-être aussi des plus émouvants. Dès l’entrée, une tête gigantesque, Le Regardeur, donne le ton, avec ses yeux d’ammonites qui nous toisent d’un regard antédiluvien. Lèvres serrées, sourire crispé, il y a dans cette figure un peu de la déesse maternante et beaucoup de la sentinelle. Non loin de là, allongé sur le sol, Le Semeur laisse jaillir une branche de son sexe, comme pour nous rappeler l’interconnexion de toutes les formes du vivant, et pour nous faire rêver à la possibilité folle d’une (con)fusion des espèces. À travers tout le vaste espace de l’ancien hangar à bananes, Gloria Friedmann déploie ainsi les registres de la métaphore et de métamorphose. En mettant en scène des chimères, elle affabule, pourrions-nous dire, au sens premier du terme : elle invente des histoires. « C’est une exposition généreuse et lumineuse, à l’image de Gloria », tient à préciser Jenna Darde, la commissaire de l’exposition. Pourtant, sous ses apparences tendres et ludiques, se cache un constat bien moins engageant.

À l’origine du projet se trouve une autre fable, une nouvelle de Léon Tolstoï publiée en 1866 et dans laquelle un humble paysan court à sa perte à cause de son insatiable appétit de terres. De l’œuvre russe, Friedmann détourne le titre, qu’elle transforme en question : combien de terres faut-il à l’homme ?  Pour y répondre, ou du moins nous enjoindre à y songer, elle conçoit le parcours comme un cheminement, qui s’assombrit au fil des œuvres. Passé le Regardeur et le Semeur, une Danse macabre fait jouer ensemble une troupe joyeuse mais grinçante de squelettes humains. Apparaissent ensuite les cinq silhouettes de l’installation Exodus, s’avançant résignées vers un goulet d’étranglement. Enfin, au fond de la halle, Cobaye, autre figure monumentale coiffée d’une sphère hypertrophiée. L’humanité prend la grosse tête et se retrouve à terre, recroquevillée, sa main tendue – vers qui ? – pour quémander son sauve-qui-peut : voilà le sombre point de mire.

Partout, la terre est reine. Pas seulement la planète, mais la terre comme matière, glaise originelle, celle que nous foulons et qui recouvre nos morts. Avec ce matériau, Gloria Friedmann construit, érige et sculpte. Elle peint et dessine également, des animaux aux yeux vidés ou de grandes silhouettes flottantes, parfois directement sur les murs. Quelque chose glisse d’ailleurs de ses parois et vient s’insinuer en nous, une impression qui s’affermit jusqu’à la certitude : ce n’est pas le temps qui s’enfuit, c’est simplement nous qui passons. Progressivement, tout s’articule, chacune des stations de l’exposition procédant de la même histoire, celle du devenir du monde et de notre humanité. Cependant, ce que l’artiste formule n’est pas un état des lieux figé, c’est un avertissement, porté par son inaltérable lucidité poétique, sa douceur également et son refus d’être brutal. Elle n’accuse jamais, elle alerte. « L’homme veut toujours plus, confie-t-elle, c’est une très vieille histoire. La question n’est pas de savoir pourquoi, mais d’anticiper ce qui nous attend. »

Nous le savons, l’art ne sert pas qu’à consoler. Il nous renvoie à ce que nous sommes, ce que nous partageons et ce que nous voulons transmettre ; à nos actions comme à nos inactions ; à notre responsabilité en somme. « J’ai très tôt parlé de la nature dans mon travail, ajoute Gloria Friedmann. À l’époque cela paraissait naïf. Ça a changé, tant mieux, mais mon travail aussi a changé. Les sujets d’aujourd’hui sont sans doute un peu plus sombres et plus inquiétants que dans les années 1980. L’époque est ainsi, mais il dépend encore de nous de faire évoluer les choses. »


Exposition « Gloria Friedmann. Combien de terres
faut-il à l’homme ? »
Jusqu’au 28 septembre 2025 à la HAB Galerie
21, quai des Antilles – 44200 Nantes
levoyageanantes.fr


Vue de l’exposition « Combien de terres faut-il à l’homme ? » de Gloria Friedmann, HAB Galerie, Le Voyage à Nantes, 2025. Photo : Martin Argyroglo.

Vue de l’exposition « Combien de terres faut-il à l’homme ? » de Gloria Friedmann, HAB Galerie, Le Voyage à Nantes, 2025. Photo : Martin Argyroglo.

Vue de l’exposition « Combien de terres faut-il à l’homme ? » de Gloria Friedmann, HAB Galerie, Le Voyage à Nantes, 2025. Photo : Martin Argyroglo.

Vue de l’exposition « Combien de terres faut-il à l’homme ? » de Gloria Friedmann, HAB Galerie, Le Voyage à Nantes, 2025. Photo : Martin Argyroglo.

Vue de l’exposition « Combien de terres faut-il à l’homme ? » de Gloria Friedmann, HAB Galerie, Le Voyage à Nantes, 2025. Photo : Martin Argyroglo.

Vue de l’exposition « Combien de terres faut-il à l’homme ? » de Gloria Friedmann, HAB Galerie, Le Voyage à Nantes, 2025. Photo : Martin Argyroglo.

Vue de l’exposition « Combien de terres faut-il à l’homme ? » de Gloria Friedmann, HAB Galerie, Le Voyage à Nantes, 2025. Photo : Martin Argyroglo.

Vue de l’exposition « Combien de terres faut-il à l’homme ? » de Gloria Friedmann, HAB Galerie, Le Voyage à Nantes, 2025. Photo : Martin Argyroglo.

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