Avatars, multiverse et gaming : (LA)HORDE crève la scène

Inépuisable, le collectif (LA)HORDE présente ces jours-ci Age of Content au Théâtre de la Ville de Paris. Une œuvre chorégraphique qui positionne l’identité entre réalité physique et monde virtuel, à l’appui de puissants tableaux reliant le corps à ses avatars. 

Rares sont les invitations à considérer la scène comme un écran. Pourtant, dans Age of Content (2023), pièce chorégraphique imaginée par le collectif (LA)HORDE, les univers virtuels infusent le récit porté par des danseurs réduits au statut d’avatar. Gestes robotisés, costumes décalqués sur nos alter ego habitant les réseaux sociaux, mimiques puisées dans les jeux vidéo : la mise en image, comme la mise en mouvement, sert une esthétique qui fusionne l’effacement du corps dématérialisé à l’énergie tangible du groupe. À la tête du Ballet national de Marseille depuis 2019, (LA)HORDE signe ainsi plusieurs tableaux qui, à la façon dont le pouce les glisserait sur écran, défilent dans un scrolling absorbant. 

Comment reliez-vous la physicalité de la danse à l’immatérialité du virtuel ?

(LA)HORDE : On a toujours été inspirés par les communautés existantes, comme celle des danseurs de jumpstyle qui, dans toute l’Europe, se sont mis à partager des vidéos sur Internet quand leurs clubs fermaient progressivement au moment du confinement. Pour eux, le numérique est devenu un refuge — surtout en Belgique et en Hollande. Il leur a permis de se maintenir en vie, de diffuser leur pratique au-delà des frontières, alors qu’il s’agit souvent de jeunes qui n’ont pas nécessairement l’argent ni le temps de voyager. Dans notre travail, progressivement, la sérendipité nous a menés jusqu’aux danses traditionnelles géorgiennes que ces jumpers partageaient en masse sur les réseaux sociaux. Elles se retrouvaient jusque dans nos algorithmes. Et c’est là que la tradition a rencontré le numérique d’une toute autre manière : Internet est devenu un outil pour ces danseurs. Un outil de rencontre avec un peuple, avec ce pays qu’est la Géorgie, avec une danse traditionnelle qui se transmet de génération en génération. Le numérique a permis une émancipation et un décloisonnement, notamment en ce qui concerne les musiques techno. Il réinterroge les fondements d’une danse avec ces jeunes qui souhaitent perpétuer une tradition tout en continuant à écrire son histoire au présent. Aujourd’hui, les contenus digitaux sont devenus si présents que, bien qu’immatériels, ils influencent profondément notre façon de nous mouvoir et d’interagir dans le monde tangible : c’est cette physicalité hybridée par le virtuel que nous explorons dans Age of Content.

À l’image d’Internet, l’aspect communautaire résonne nettement dans les différents tableaux chorégraphiés. Age of Content s’envisage-t-il aussi comme une forme de réseau ?

(LA)HORDE : On a créé un vocabulaire à part entière en travaillant avec les jumpers et les hard dancers. L’idée était de transcender cette notion de « refuge » qui permet la transmission des mouvements, notamment via la création de tutoriels sur YouTube. Il est important pour nous de distinguer un mouvement viral qui fait le tour du monde en moins de 24 heures et ces danses communautaires qui appartiennent à une vraie subculture, le plus souvent liée à la musique. Dans Age of Content, on a voulu s’intéresser à ces cultures encore émergentes grâce à Internet comme le kickroll issu des hard dances, un mouvement typique mimant les motifs rythmiques de la musique, qui se trouve dans le premier tableau du spectacle ; mais aussi les danses virales qui se sont développées sur TikTok depuis quelques années et qui soulèvent la question de l’authenticité, de la paternité, de l’origine et de l’appartenance d’un mouvement. Elles sont comme les danses traditionnelles, on ne sait jamais qui les a créées, car elles appartiennent à une communauté culturelle. La pièce repose sur cette continuité qui exploite le médium Internet et ces danses qui n’existent qu’à travers l’écran.

Cet écran tient rôle de passerelle à double sens, tant vers l’univers virtuel que réel. 

(LA)HORDE : Les multiverses nous ont aussi inspirés, car on a tous été confinés et Internet était à ce moment-là un exutoire, une porte de sortie pour regarder des vidéos, en créer pour s’exprimer, jouer à des jeux qui sont également des univers très cinématographiques et souvent mis de côté. Ce qui est fascinant dans les jeux vidéo, c’est que des scientifiques collaborent avec des spécialistes du mouvement et des danseurs pour recréer tout un vocabulaire et les intégrer à ces univers. Ces mouvements sont ensuite dilués pour être adaptés à ces plateformes, et certains artistes ou users les recréent parfois dans l’espace réel, offline, et, par l’écran et les réseaux, les font exister à nouveau online. C’est le cas par exemple des trends TikTok mimant des NPC (Non Playable Characters) qui illustrent bien cet aller-retour entre mouvement organique et digital.

L’esthétique du jeu vidéo infuse le spectacle, notamment par la façon dont les danseurs se comportent et se meuvent, tels des avatars. Comment avez-vous imaginé cette gestualité quasi robotique ?

(LA)HORDE : Dans notre démarche, réel et virtuel ne sont pas forcément des contrepoints. Ils participent plutôt d’une continuité, d’un va-et-vient fluide et sont en extension permanente. Les corps virtuels créés par les ingénieurs dans les jeux vidéo sont souvent très normés, ce sont des caricatures de personnages que l’on peut retrouver dans nos sociétés mais poussés à leurs paroxysme : on retrouve la prostituée, l’ouvrier, le gangster, avec des démarches bien précises, des caractéristiques physiques stéréotypées. Avec les danseurs, on s’est amusés à identifier ces identités, à les façonner. Leurs compétences ont été indispensables car ils sont les chimistes de leurs propres corps. Ensemble, on s’est intéressés à toutes ces caricatures, tous ces artefacts que les ingénieurs avaient imaginés comme étant un reflet de notre société, pour se les réapproprier dans le studio et créer une sorte de faux-semblant. Dans Age of Content, les danseurs « jouent » ces avatars à l’appui de glitches et de malfaçons. Cela crée quelque chose de très meta : face à nous, ce sont des humains prodiges, des virtuoses, qui viennent se réduire à des avatars de jeu vidéo. Cela crée une atmosphère très étrange et cette confrontation vient poser une question extrêmement sensible et humaine : comment arrive-t-on à imiter et rendre réel des corps virtuels alors que l’on en dispose dans la vraie vie et dans l’art précisément ? Cela projette aussi les mouvements des danseurs dans un univers dystopique, de science-fiction, et renvoie à l’accélération des technologies, notamment de l’IA, avec la création imminente de super humains ou de futurs robots humanoïdes. 

En quoi les choix plastiques du décor servent-ils le récit que vous portez ici ?

(LA)HORDE : Le décor est, pour nous, toujours important car il pose un contexte et une situation de départ. Dans la pièce Marry me in Bassiani (2019) que l’on a imaginée avec des danseurs traditionnels géorgiens, on montrait une façade composée de plusieurs éléments symboliques. Le décor vient donner des clés au spectateur en sus de ce qu’on lui enseigne avec les danseurs et la chorégraphie. Pour Age of Content, la scénographie est le fruit d’une réflexion autour des multiverses : on fait coexister des espaces qui n’ont rien à voir ensemble. Il y a la façade d’un entrepôt Amazon, un plafond que l’on pourrait retrouver dans un Apple Store, sans savoir si l’on est dedans ou dehors. Au fond du plateau, se dresse un grand rideau beige qui pourrait renseigner un indice de spectacle, en tout cas de scène intérieure ; pourtant, il s’ouvre sur un paysage que l’on a imaginé avec Frédéric Heyman, lui-même ayant travaillé avec des prompts d’IA pour fabriquer cette étendue post apocalyptique, dystopique, qui agit comme un matte painting que l’on pourrait retrouver dans un opéra classique.

Finalement, votre volonté était-elle de contemporanéiser le décor traditionnel du théâtre ?

(LA)HORDE : Ce décor repose à la fois sur une machinerie et des éléments extrêmement théâtraux : on retrouve des escaliers, une rambarde, un mur, une voiture… Ce sont des clins d’œil aux formes traditionnelles mais relevées d’une esthétique très contemporaine. Dans son utilisation pourtant, il y a effectivement cette volonté de saisir un contrepoint extrêmement classique. Les techniciens avec lesquels on travaille tirent sur des câbles, ouvrent des trappes, font avancer la voiture avec une télécommande, tirent un rideau : tous ces gestes se retrouvent dans un opéra classique. Cet alliage avec des entrées plus contemporaines crée une forme d’étrangeté que l’on observe aussi chez des artistes qui s’emparent des éléments et des codes théâtraux comme l’artiste américain Ryan Trecartin qui, avec des outils simples comme le maquillage, le cadrage et le papier, crée d’étonnantes vidéos en mettant l’accent sur une réflexion conceptuelle. Parallèlement, si la voiture qui ouvre Age of Content est un agrès pour les danseurs, elle est aussi un écho à celles des jeux vidéo. Ici, on la détourne de sa fonction primaire, on la fait danser. Cette voiture s’inspire des low riders, communauté surtout américaine qui travaille la mécanique de berlines pour leur attribuer la capacité de sauter le plus haut possible jusqu’à l’autodestruction. Les concours de saut de ces voitures de collection, vouées à s’abîmer, retournent ce symbole fort et populaire du véhicule. Cela renvoie à la philosophie de Paul Virilio qui soutient qu’avec l’invention du bateau, vient le naufrage. À cette image, l’invention de la voiture implique tous les problèmes écologiques que l’on connaît alors qu’il s’agit initialement d’un objet plein de prouesses techniques, facilitant le déplacement de l’être humain.

À quoi se réfère ce titre, Age of Content ?

(LA)HORDE : Les titres de nos spectacles guident toujours la lecture du spectateur. Age of Content reflète notre inscription dans cette ère de contenus et de représentation. Sur un smartphone, la caméra placée face à son utilisateur témoigne de cela. Avec Salomé Poloudenny qui a créé les costumes, on s’est beaucoup questionnés sur les réseaux sociaux, en particulier Instagram et sa représentativité, les nombreuses photos sans visages que nous y trouvons. C’est aussi la création de nouveaux critères esthétiques enclenchés par ces plateformes dont il est question : Kim Kardashian, par exemple, avait modélisé son physique pour affirmer qu’il était son propre critère de beauté, que son corps était son œuvre. Cela a créé un phénomène, pour le meilleur et pour le pire. Dans notre travail, on parle souvent du fond, de la forme et de l’impact. Sans forme, l’impact est relativement faible et peut être remis en question. Pour nous, le contenu se situe au milieu de ces deux notions. Dans les systèmes de production de nos œuvres, on se demande quelle est la juste circulation qui permet d’atteindre cette forme : comment on produit, avec qui, au moyen de quelles sources. On est vraiment dans cet âge du milieu, dans l’âge du contenu. La tendance de l’accélérationnisme nous a aussi beaucoup inspirée : on est clairement dans cette ère de production amplifiée et de consommation poussée à son extrême. Finalement, Age of Content reflète cet état sociétal auquel nous participons tous.


Age of Content de (LA)HORDE
Jusqu’au 7 juin 2025 au Théâtre de la Ville
2, place du Châtelet – 75004 Paris
theatredelaville-paris.com


Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel, membres du collectif (LA)HORDE. Photo : Frederic Stucin.

(LA)HORDE, Age of Content. Photo : Gaëlle Astier-Perret.

(LA)HORDE, Age of Content. Photo : Gaëlle Astier-Perret.

(LA)HORDE, Age of Content. Photo : Gaëlle Astier-Perret.

(LA)HORDE, Age of Content. Photo : Gaëlle Astier-Perret.

(LA)HORDE, Age of Content. Photo : Alexandra Polina.

(LA)HORDE, Age of Content. Photo : Fabian Hammerl.

(LA)HORDE, Age of Content. Photo : Alexandra Polina.

(LA)HORDE, Age of Content. Photo : Blandine Soulage.

(LA)HORDE, Age of Content. Photo : Gaëlle Astier-Perret.

Avatars, multiverse et gaming : (LA)HORDE crève la scène