À Londres, la galerie The Curve du Barbican Centre accueille une exposition de l’artiste Soufiane Ababri (né en 1985) qui développe une nouvelle série de “Bedworks”, ces portraits dessinés dans l’espace de son propre lit. Ceux-ci se découvrent dans l’obscurité, à travers un parcours qui laisse percevoir le bruit d’une fête.
À quoi se réfère le titre de l’exposition ?
Soufiane Ababri : “Their mouths were full of bumblebees but it was me who was pollinated” (“Leurs bouches étaient pleines de bourdons mais c’est moi qui ai été pollinisé”) signe comme une extension textuelle et sonore de l’exposition et de sa scénographie. L’allitération de la lettre de l’alphabet arabe Zayn (ز), répétée en “zzzzzz”, me fait penser au bruit des bourdons. Ces derniers transportent le pollen pour faire éclore une nouvelle forme de vie et, si l’on transpose cela chez les êtres humains, cela revient à faire éclore une réécriture de soi. J’ai appris il y a peu qu’un “bourdon”, en imprimerie, est le fait d’oublier une lettre dans un texte… Ici, pour cette exposition, c’est tout le contraire : j’ai écarté le reste et je me suis focalisé sur une lettre.
Comment as-tu investi l’espace The Curve du Barbican et en quoi sa configuration particulière t’a-t-elle inspirée ?
Soufiane Ababri : On invite souvent des artistes à exposer un travail déjà accompli. J’envisage cela différemment puisque j’aime concevoir mes expositions en relation avec le lieu qui m’invite, et établir une proposition contextuelle sous forme de dialogue avec l’espace. Investir le Barbican est déjà un défi en soi. Le lieu n’est pas particulièrement pensé pour accueillir des expositions de dessin, donc l’idée de se retrouver mis de côté, marginalisé, était présente dès le début. J’ai joué le jeu néanmoins, en transformant complètement l’espace en une sorte de club, où les dessins viennent flotter dans l’obscurité.
Quels sont les thèmes que tu abordes dans cette exposition et comment les relies-tu à notre époque ?
Soufiane Ababri : L’exposition ne traverse pas un unique thème, à proprement parler. C’est un projet qui poursuit une recherche d’émancipation mais qui prend des formes et des directions liées à des recherches, des lectures, des discussions. Pour The Curve, le concept de l’exposition s’est imposé à moi très rapidement, dès la réception des plans architecturaux de la galerie. La forme de l’espace courbe vue d’en haut m’a directement permis de tisser un lien visuel avec le ز. Le Zayn est la première lettre du mot “Zamel” qui est le mot-insulte en arabe pour désigner un homme gay. Ce rapprochement rejoint les recherches que je fais depuis plusieurs années sur le stigmate et l’humiliation comme étape forgeant la subjectivité des communautés marginalisées, que ce soit au niveau de l’orientation sexuelle ou de la race. Pour moi, il s’agit des deux. […] L’exposition renverse l’idée de l’insulte en la sublimant et en la transformant en une fête.
La nudité est omniprésente dans tes portraits. Est-ce un désir de glorifier le corps ou, au contraire, de montrer sa vulnérabilité ?
Soufiane Ababri : La nudité masculine fragilisée et le corps homosexuel ont toujours eu une portée politique. L’image des corps racisés, fiers d’être ensemble, est définitivement un rapport de résistance face à l’histoire de l’art. Je viens d’un milieu conservateur et la nudité masculine est très cachée. Cela a développé chez moi un goût pour imaginer d’autres connexions à ce que je vois dans la réalité. Mais cette vision des choses ne s’arrête pas au désir dans mon travail.
Pourquoi avoir choisi de rythmer l’exposition de séquences performatives ?
Soufiane Ababri : La performance et la scénographie ont toujours accompagné mes expositions. Il y a quelque chose de l’ordre de la méfiance, l’idée de ne pas faire complètement confiance au dessin, de ne pas penser qu’il se suffit à lui-même. Aucune œuvre ne se suffit à elle-même. Il y a l’atmosphère dans laquelle les visiteurs vont évoluer dans l’exposition ; et, aussi, les corps performatifs qui vont les accompagner vers une autre lecture. Pour cette performance, j’ai travaillé avec le comédien et chorégraphe Guillaume Lepape pour mettre au point cette idée que j’avais d’une communauté qui décide de ne plus être bipède, puisque déçue de la race humaine et de la violence dont elle est capable. Performeurs et performeuses évoluent donc dans des mouvements horizontaux, explorant le sol de l’exposition en rampant ou en marchant à quatre pattes. Le son qui a été réalisé par Guillaume reproduit l’effet d’une musique éloignée, presque éteinte, à la manière de celles que l’on peut percevoir lorsque nous sommes à l’extérieur d’un club ou d’une fête. Ces sept performeurs semblent donc évoluer à l’extérieur d’une rave party, puisqu’ils ne sont pas admis à entrer, et décident de créer une sorte de célébration à l’extérieur du centre. •
Exposition “Their mouths were full of bumblebees but it was me who was pollinated” by Soufiane Ababri
Jusqu’au 30 juin 2024 at The Curve / Barbican Centre
Silk Street – EC2Y 8DS Londres
barbican.org.uk