Sophie Kitching, peintre à rebours

On ne distingue d’abord qu’un martelage de teintes, d’écrasis tapageurs sur des fonds d’émeraude calmes. Jusqu’à ce que la surface cède et laisse se promener l’œil au milieu des couleurs et des motifs de fleurs. Sophie Kitching (née en 1990, Royaume-Uni) cultive le geste abstrait, par lequel elle ouvre des mondes. Portrait de l’artiste en éclaireuse, à l’occasion de sa nouvelle exposition à la galerie Isabelle Gounod, à Paris.

L’exposition « Polychroma » est votre troisième avec la galerie Isabelle Gounod. Peut-être encore plus que les précédentes, la peinture y occupe une place centrale. Pouvez-vous nous parler de la manière dont vous avez constitué cet ensemble et pourquoi vous avez souhaité vous concentrer sur ce médium ?

Sophie Kitching : J’ai abordé ce projet avec un désir de renouvellement. Ma première exposition avec la galerie Isabelle Gounod, en 2019, présentait une série d’œuvres en deux et en trois dimensions, des peintures sur polycarbonate, miroirs et voilages ; en 2022, j’avais proposé une exposition intitulée « The English Garden », autour de ma série « Invisible Green » qui évoquait une nature plus expressive, mais toujours très abstraite, avec des accumulations de formes végétales simplifiées recouvrant des motifs d’architecture. L’engouement pour ce travail m’a ensuite permis d’entamer de nouvelles collaborations, notamment avec la maison de champagne Ruinart en 2022, puis avec Bulgari en 2023, qui m’a invitée à concevoir deux modèles de leur iconique sac à main Serpenti Forever. Avec l’exposition actuelle, j’ai voulu approfondir mon rapport à la peinture, revenir au dessin, me saisir davantage de ce médium, de sa surface, travailler la couleur différemment. Une lecture m’a en outre profondément marquée cette année, À Rebours de Joris-Karl Huysmans (1884). Ce roman raconte l’histoire d’un dandy Parisien du 19e siècle, Des Esseintes, qui quitte la capitale pour s’isoler dans une maison de campagne où il se crée tout un monde intérieur, hors du temps. L’écriture de Huysmans est particulièrement picturale, avec son vocabulaire riche, sa manière de décrire par le menu les décors et les collections successives de livres, de parfums, de tableaux que constituent son personnage. Il y a notamment un chapitre dans lequel Des Esseintes compose un jardin de plantes tropicales qu’il choisit pour leur évocation de matières artificielles (ce sont des fleurs qui ressemblent à de la toile cirée ou bien des feuillages qui semblent découpés dans du zinc). Ce goût pour l’artifice, pour ce qui se trouve à la frontière entre le naturel et le synthétique, l’abondance des détails, faisait profondément écho à mon travail. Je me suis retrouvée comme sous l’emprise de cette écriture et me suis plongée dans le travail du dessin au pinceau avec ce même appétit pour le détail, ce même style accumulatif, ce même excès de la touche. Je me suis également autorisée à me confronter à l’aspect purement contemplatif, voire décoratif de la peinture. Aujourd’hui, j’habite à New York. C’est une ville dense, où la nature est fortement domestiquée, contrainte, ordonnée, factice pourrait-on dire. Les respirations y sont rares, et la littérature, la peinture, sont pour moi des échappées indispensables. Dans mon atelier, à Brooklyn, puis dans la galerie à Paris, j’ai compris que les peintures formaient un tout cohérent, que la respiration visuelle et sensorielle qu’elles offraient suffisait. Il n’y a qu’une exception à ce corpus exclusivement pictural, une carapace de tortue dorée à la feuille d’or et parée de pierres précieuses..

Cette tortue est d’ailleurs un motif extrait du roman de Huysmans. Ce n’est pas la première fois que la référence littéraire nourrit aussi directement votre travail. En 2017, par exemple, vous aviez travaillé sur le motif de la « nuit américaine » de Chateaubriand. Comment s’opère concrètement pour vous le passage d’un registre à l’autre, du texte à l’image, du langage poétique à la forme plastique ?

Sophie Kitching : Un certain nombre de visiteurs que j’ai pu rencontrer depuis le début de l’exposition ont lu le roman de Huysmans, ce qui crée des échanges passionnants. J’en suis bien sûr très heureuse, mais ce n’est en aucun cas nécessaire pour comprendre et apprécier mon œuvre. En ce qui me concerne, j’ai découvert ce livre simplement parce que j’étais intriguée par la traduction anglaise du titre, « Against Nature ». Contre-nature, contre la nature, cette tension entre nature et artifice, nature et ornement, m’a semblé être un sujet de peinture en soi. De manière plus anecdotique, mais tout aussi décisive, une citation m’a accompagnée, qui fait écho à ma pratique et mon rythme de travail. Dans le roman, il est dit que le personnage décadent et solitaire « ne vivait guère que la nuit, pensant qu’on était mieux chez soi, plus seul, et que l’esprit ne s’excitait et ne crépitait réellement qu’au contact voisin de l’ombre. » Il y a un silence qui s’installe, ou que l’on retrouve, lorsque l’on est saisi par la lecture d’un livre. Une sorte d’effet miroir qui démultiplie nos réflexions, un sentiment de liberté à se sentir transportée par la lecture. Selon moi, c’est vraiment l’écriture comme matière, son style, plus que l’intrigue, qui produit cela. Pour Chateaubriand, ce qui m’a intéressée, ce sont ses multiples réécritures d’un même souvenir tout au long de sa vie, celui de cette « nuit américaine », une nuit qu’il teinte de lumière bleue et dont il fut saisi par la nature « sauvage et sublime ». Cette image est devenue une source d’inspiration pour l’exposition que j’ai présentée dans sa Maison historique à la Vallée aux Loups en 2017-2018. Deux ans plus tard, en 2020, après un voyage dans le Maine aux États-Unis, c’est l’écriture de Marguerite Yourcenar (notamment ses Mémoires d’Hadrien) qui m’a saisie et qui a donné naissance à une importante série d’aquarelles inspirée du paysage américain où elle vivait. Il y a peut-être une filiation pour relier toutes ces sources littéraires, mais c’est souvent le fruit du hasard et des rencontres avec un autre temps, un autre espace qui me porte vers tel auteur. Surtout, c’est ce sentiment de voyage immobile que je recherche, aussi bien dans la peinture que la littérature.

Si l’on considère l’ensemble de votre œuvre, on se rend compte combien cette notion de voyage et de paysage naturel sont des thèmes récurrents. La nouvelle série que vous présentez n’échappe d’ailleurs pas à ce tropisme. Pourquoi ce corpus de formes et de motifs vous intéresse-t-il particulièrement ?

Sophie Kitching : Je me nourris beaucoup de mes voyages pour mes recherches picturales. Certains éléments végétaux, certains lieux sont restés gravés dans mon esprit, comme cet entrepôt abandonné à Berlin, dont j’ai plusieurs fois invoqué l’image dans mes œuvres, avec ces arbres qui poussent à l’intérieur, sous la verrière, au milieu des poutres en acier. C’est le cas aussi des parcs et jardins anglais, avec leurs éléments architecturaux peints en « Invisible Green », cette teinte verte très particulière qui les rend presqu’invisibles dans le paysage. La nature luxuriante et tropicale du Mexique et de l’Indonésie, où je me suis déjà rendue, m’a également beaucoup touchée. Tout cela constitue un répertoire de formes que ma main reproduit presque inconsciemment sur la toile. Pour ma nouvelle série « Artifice », j’ai d’ailleurs cherché à me détacher de cet automatisme et me suis tournée vers un travail plus naturaliste, plus documenté, en m’inspirant notamment de reproductions de fleurs dans l’histoire de l’art, de fragments de tapisseries, de tableaux, de fresques. Pour la première fois, je me suis servie de modèles pour composer mes toiles et pousser plus loin le travail du dessin. J’ai par ailleurs souhaité saturer davantage la composition, la rendre plus dense en recourant au all-over de manière plus minutieuse, mais non moins expressive. Ces nouvelles toiles sont des explosions de couleurs vives, juxtaposées les unes sur les autres afin de faire vibrer les contrastes polychromes dans la rétine. Il me semble que le travail de la ligne y est pour beaucoup, il faut s’approcher des œuvres pour en saisir toutes les couches, percevoir les accords les plus ténus, presque ton sur ton sur le fond vert émeraude ou rouge pompéien. En parallèle, j’ai également approché la représentation du paysage de manière plus directe, physique et brute, en abordant la surface de la toile de façon plus libre, plus spontanée. Les deux toiles Polychroma en sont le résultat. Pour les réaliser, j’ai contrecollé une photographie en noir et blanc sur la toile (celle de l’entrepôt de Berlin dont je parlais) et je l’ai ensuite entièrement recouverte de touches, de gouttes, de coulures. J’ai travaillé au sol, puis au mur, et en même temps que je recouvrais l’image, il me semblait qu’elle se révélait. C’est un geste purement pictural, bien sûr, mais qui me paraît assez proche du dispositif photographique, quand le support est soudainement traversé de lumière et que l’image s’y imprime. En travaillant la touche de manière plus pointilliste, plus réduite, la peinture devient paradoxalement plus évocatrice des effets de contrastes « naturels », surtout lorsqu’on les observe avec un certain recul. C’est cette dualité qui m’a intéressée, entre des peintures très riches en matière, très profondes dans l’espace qu’elles creusent, et des tableaux plus détaillés, plus dessinés, plus ornementaux.

Vous parliez d’«aspect décoratif de la peinture » : cette dimension ornementale, très forte dans votre travail, peut faire songer à l’iconographie médiévale, ou bien pour certaines œuvres, aux techniques de tissage, de sertissage. Rappelons que vous avez reçu votre formation aux Arts Décoratifs. Comment assumez-vous ces influences ?

Sophie Kitching : J’ai toujours eu un intérêt pour les arts décoratifs, le vitrail notamment, mais aussi les motifs de tissus, les papiers peints anciens, les miniatures. C’est vrai que pour cette exposition il y a un lien direct avec les tapisseries médiévales dites « milles-fleurs », caractérisées par la juxtaposition de motifs végétaux, en suspension dans un espace non réaliste, tel un décor. Les tons rouges et verts de mes toiles se rapportent d’ailleurs aux couleurs de fond de ces grandes tentures, que j’ai pu observer au Met Cloisters de Manhattan, un musée incroyable, dans un parc fabuleux, réputé pour ses tapisseries de licornes. Mais, une fois encore, c’est ici la manière dont le paysage est représenté qui m’intéresse, et non pas le sujet ou les personnages. J’aime cette figuration très plane, la répétition de formes graphiques planes pour évoquer la nature et les jardins. Pour en revenir à Huysmans, c’est vraiment la lecture de son roman qui m’a soufflé le désir de me tourner vers une esthétique plus ornementale. C’était certainement déjà en germe dans ma pratique, disons que je me suis retrouvée dans sa manière de décrire les choses, de s’intéresser à leurs qualités formelles, à leur beauté. Dans le contexte actuel, parler du Beau et de sa représentation peut sembler une forme de résistance, en tout cas une posture à contre-courant. Huysmans décrivait cela déjà lorsqu’il évoquait le besoin « d’échapper à l’horrible réalité de l’existence, [de] franchir les confins de la pensée, [de] tâtonner sans jamais arriver à une certitude, dans les brumes des au-delà de l’art ! » C’est en tout cas pour moi une recherche continue, un engagement qui peut sembler insensé, « à rebours » du rythme effréné d’une ville comme New York. Mais, qui sait, peut-être qu’ici se joue un autre futur possible, une autre manière de traverser le quotidien, plus contemplative, plus sensible aussi. 


Exposition “Polychroma” by Sophie Kitching
Jusqu’au 26 octobre 2024 at Galerie Isabelle Gounod
13, rue Chapon – 75003 Paris
galerie-gounod.com


Vue de l’exposition personnelle de Sophie Kitching, Galerie Isabelle Gounod, 2019. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Isabelle Gounod. Photo : Rebecca Fanuele.

Sophie Kitching, Polychroma, 2024, huile sur impression sur toile, 166 x 139 cm. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Isabelle Gounod.

Vue de l’exposition “Polychroma” de Sophie Kitching, Galerie Isabelle Gounod, 2024. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Isabelle Gounod. Photo : Rebecca Fanuele.

Sophie Kitching, Against Nature, 2024, feuilles d’or 24 carats et émeraudes sur carapace de tortue, 18 x 13 x 7 cm. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Isabelle Gounod.

Sophie Kitching, Nocturne XVII, 2024, huile et pastel sur toile, 76 x 61 cm. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Isabelle Gounod.

Portrait de Sophie Kitching. Courtesy de la Galerie Isabelle Gounod. Photo : Mathieu Bonnevie.

Sophie Kitching, peintre à rebours