« Êtes-vous triste ? » : la grande question de Sophie Calle

Avec « Êtes-vous triste ? », Sophie Calle transforme le Mrac Occitanie en terrain d’enquête sensible qui sonde différentes facettes du chagrin. À découvrir jusqu’en septembre, à Sérignan.

Sophie Calle a-t-elle encore quelque chose à raconter ? Il semblerait que oui. L’artiste raconte, à travers des images et de nombreux textes, des récits et des phrases éparses, des indications écrites à même le mur, des titres de romans policiers de la collection “Série noire” mis en corrélation avec certaines de ses œuvres (Inventaire des projets achevés, 2023-2025). Elle raconte, dans des livres et des expositions. Celle-ci, à Sérignan, rassemble sur 1 200 mètres carrés huit de ses projets et les thématiques de prédilection qui traversent son œuvre, sans se vouloir rétrospective pour autant. L’exposition s’envisage plutôt comme une croix sur une chronologie, une pause permettant de faire le point sur la situation, ce qui tombe à point nommé après l’obtention du Praemium Imperiale – l’équivalent d’un prix Nobel pour les arts – dont Sophie Calle a été lauréate en septembre 2024.

L’œuvre de Sophie Calle est donc plastique et littéraire : les livres sont liés à sa mère, qui pouvait réciter des extraits entiers de romans, les expositions à son père, qui, plus pragmatique, aimait particulièrement accrocher des choses aux murs. Ces deux bribes de personnalités maternelle et paternelle peuvent résumer, à elles seules, l’œuvre de Sophie Calle, faite d’écrits et d’interrogations, dont les réponses se rassemblent au fil d’images et de pages et qui ont pour matière première, l’intime. 

Les hypothèses et les mises en scène fluctuent au gré de la vie, au gré du temps qui coule, ce temps qui est le fil rouge d’une œuvre qui se fait à côté de la vie, dans la vie.

Dans Douleur exquise (1984-2003), la série « Avant la douleur » fait le tour d’une autre, qu’elle englobe dans l’espace : « Après la douleur ». Toutes deux sont déclenchées à partir d’une rupture amoureuse particulièrement éprouvante, que Sophie Calle considère comme l’un des épisodes les plus douloureux de son existence. Elle en présente une tentative d’étirement du temps qui a pour objectif d’éviter la rupture pressentie, comptant chaque jour d‘un périple au Japon, voyageant en train pour que ce soit plus lent, pour rester dans le déni plus longtemps. Sophie Calle prend une photographie par jour et écrit ses doutes, ses craintes puis la hâte des retrouvailles, qui seront finalement rupture. C’est à partir de ce moment que tout bascule dans l’après, la seconde série. Ici, le temps est matérialisé par des textes brodés où la propre expérience de l’artiste est entrecoupée de récits de personnes interrogées à raconter, à leur tour, leur plus grande douleur. Les textes se suivent et modifient celui de l’artiste, qui se fait de plus en plus discret, jusqu’à disparaître, s’oublier : de la douleur la plus vive, jusqu’au vague souvenir de la douleur. 

Les mots réconfortent. Les images nous aident à nous souvenir, à emporter des bouts de temps passés dans un présent futur. 

L’artiste se sert des images pour raconter sa vie, mais aussi la contrôler, comme lorsqu’elle dispose une caméra à côté du lit de sa mère mourante. Le film du dernier souffle est montré, aux côtés d’un travelling pris au pôle Nord, paysages d’icebergs et d’eau glacés, où quelques ombres d’oiseaux qui passent sont les uniques signes de vie. Nous sommes déjà au royaume des morts, et la deuxième vidéo parait presque plus vivante, dans le mouvement des personnes qui s’enquièrent, par des gestes doux, de la respiration éteinte, de la vie envolée (Pas pu saisir la mort, 2007).

La vie a un début et une fin et entre les deux, le destin s’écrit au gré du temps qui passe. Peut-on changer le destin ? C’est la tentative de Sophie Calle qui confie ses choix à une cartomancienne, ce qui la conduira de Berck à Lourdes, de la mer à la Vierge, figure maternelle et miracle de la guérison. Des voyages qui la ramènent finalement à sa mère. Sophie Calle va à la recherche des récits. Parfois, elle laisse les autres raconter. C’est le cas avec des portraits de personnes devenues aveugles, auxquelles elle demande ce qu’elles ont vu pour la dernière fois, partant alors à la recherche de cette « dernière image » qu’elle photographie (Dernière image, 2010).

Généralement, les œuvres de Sophie Calle se basent sur de la documentation : des photographies rassemblées avec des textes, parfois des objets présentés comme pour attester. Au rez-de-chaussée du Mrac, huit vidéos de Voir la mer (2011) sont présentées de manière immersive, et non plus, comme souvent, sur des écrans au format plus restreint. Cette salle nous fait plonger dans l’ambiance apaisante du son des vagues et confronte nos propres corps devant les corps filmés : des stambouliotes qui découvrent pour la première fois de leur vie, la mer. Les vidéos sont prises de dos et se retirent quand les personnes se retournent. Avec cette installation, c’est une action mais surtout un panel d’émotions qui ne sont pas dites, mais qui se racontent elles-mêmes


Exposition « Sophie Calle. “Êtes-vous triste ?” »
Jusqu’au 21 septembre 2025 au Mrac-Occitanie
146, avenue de la Plage – 34410 Sérignan
mrac.laregion.fr


Sophie Calle, Où et quand ? Lourdes, 2005-2008 © Sophie Calle / ADAGP, Paris, 2025. Courtesy de Perrotin. Photo : Jean-Baptiste Mondino.

Sophie Calle, Douleur exquise, Il y a 88 jours, 1984-2003 © Sophie Calle / ADAGP Paris, 2025. Courtesy de Perrotin.

Sophie Calle, La Dernière Image. Aveugle au divan, 2010 © Sophie Calle / ADAGP, Paris, 2025. Courtesy de Perrotin.

Sophie Calle, La Dernière Image. Aveugle au revolver, 2010 © Sophie Calle / ADAGP Paris, 2025. Courtesy de Perrotin.

Sophie Calle, Où et quand ? Lourdes, 2005-2008 © Sophie Calle / ADAGP, Paris, 2025. Courtesy de Perrotin.

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