Photos © Rebecca Fanuele
Texte : Norman Rosenthal
Allen Jones appartient à une extraordinaire génération d’artistes nés dans les années 30 en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest : enfants pendant les horreurs de la guerre, ils font leurs études d’art entre les années 50, période austère de la reconstruction, et les sixties, décennie prospère célébrant le consumérisme retrouvé et la libération sexuelle. L’Europe n’avait pas connu pareille époque depuis les années folles. Dans le domaine de la peinture, les artistes qui incarnent cette génération sont James Rosenquist et Tom Wesselmann aux États-Unis, Martial Raysse en France, Michelangelo Pistoletto en Italie ou encore Konrad Klapheck en Allemagne (ex RFA). En Grande-Bretagne, il y a Allen Jones. Tous ces artistes ont connu une carrière brillante et fertile au fil des décennies et jusqu’à aujourd’hui.
Jones devient rapidement une figure centrale de la scène artistique londonienne, où il émerge peu après Eduardo Paolozzi et Richard Hamilton, deux artistes qui jouent très tôt un rôle central dans la définition du Pop Art au sein de l’Independent Group. Le Pop Art, comme son nom l’indique, est fasciné par la culture populaire, médiatique et consumériste, d’où il tire sa matière première. Tous les artistes qui participent de ce mouvement, et parmi eux David Hockney, se feront vite un nom ; Allen Jones, alors tout aussi controversé, se dote d’un vocabulaire visuel singulier qu’il a constamment développé de manière infiniment inventive. Cette exposition à la galerie Almine Rech le démontre à merveille : Allen Jones est un artiste qui interroge toutes les ambivalences de la société et de la culture contemporaine — qui sont à bien des égards l’essence même de l’art — en dessinant la vie moderne, mais aussi en transformant le grand art du passé. À travers son langage unique, il n’a jamais cessé d’évoquer les obsessions psychologiques et sociétales de notre temps.
Ses toiles, avec leur superposition minutieuse de vernis et de peinture, en font un coloriste tout à fait spectaculaire. Elles évoquent aussi un monde classique qui, en France, pourrait faire penser aux compositions de Nicolas Poussin ou Jean-Auguste-Dominique Ingres, voire aux œuvres d’Henri Matisse, Luxe, Calme et Volupté (1904) et La Danse (1910). Les sculptures de Jones sont des parodies soigneusement construites d’un monde de lèche-vitrines, tout en rappelant au spectateur le réalisme puissant d’un Degas, avec ses sculptures de danseuses et de baigneuses parisiennes. Comme Degas, Allen Jones a développé une obsession grandissante pour le théâtre et le cabaret, avec ses vues du balcon vers la scène, et inversement. Ce point de vue particulier lui permet de réfléchir à la façon dont les éclairages du théâtre resplendissent pour créer une forme de magie qui, à son tour, offre à Jones la meilleure des raisons de poser ses couleurs sur la toile, en véritable virtuose.
Pour autant, l’histoire de l’abstraction telle qu’elle s’est développée en Europe, avec Kandinsky et Malevitch surtout, puis en Amérique avec des artistes comme Rothko, Newman ou Clyfford Still, est toujours restée pour Jones une préoccupation centrale, voire une obsession. Ces dernières années, des pans entiers de sa peinture sont des hommages soigneusement calibrés à la couleur dont le sujet — figures ou balcon de théâtre inoccupé — semble émerger comme partie de la pure abstraction. Même les mannequins de ses sculptures sont traités comme des surfaces planes sur lesquelles il applique de la peinture à l’huile, faisant de ces improbables silhouettes extraterrestres, normalement habillées à la dernière mode, des objets abstraits et paradoxalement sexy qui demandent à être regardées à travers le prisme d’une célébration de la couleur et de la composition abstraite, tantôt fluide, tantôt plus sévère.
Ce qui nous amène à l’autre aspect caractéristique de l’art de Jones, qu’il soit bidimensionnel ou tridimensionnel et qui, au fil des ans, a suscité à la fois admiration et polémique : sa façon de célébrer la figure humaine, masculine ou féminine (on découvre dans l’exposition une sculpture, Stepping Out (2018), sorte d’hermaphrodite glamour et cravaté), et ce que l’on peut plus simplement qualifier de charge érotique entre les personnages de ses toiles, le regard érotique de l’artiste lui-même et enfin, bien sûr, du spectateur. Dans le travail de Jones — et il n’est pas le seul — il y a toujours eu un rapport direct avec l’iconographie fétichiste de l’érotisme populaire qui s’est répandue en Amérique du Nord et en Europe occidentale à partir de la fin des années 50. Le poète jouant du banjo — la musique est constamment évoquée dans le travail d’Allen Jones — contemple certainement la belle et jeune danseuse nue du tableau The Music of Time (1984-1985), récit suggéré par de délicats traits de pastel expressionnistes.
D’autres œuvres figurent des amoureux enlacés. The Studio, tableau de la deuxième moitié des années 80, est peint intentionnellement sur une toile de même format que les révolutionnaires Demoiselles d’Avignon de Picasso (1906), lui-même situé dans un lieu de plaisirs coupables. Mais les peintures d’Allen Jones évoquent encore davantage le chef-d’œuvre de Matisse évoqué plus haut, inspiré par le célèbre poème de Baudelaire. Les peintures et sculptures plus récentes de Jones réunies dans cette exposition développent d’autres potentialités complexes de la tridimensionnalité, dans la peinture elle-même et dans l’objet peint habillé (le mannequin de vitrine lui-même a une longue histoire remontant aux préoccupations de Dada et du Surréalisme). Si la peinture reste essentiellement abstraite, la figuration réussit toujours à se frayer sensuellement un chemin vers son centre. C’est un aspect clé de l’œuvre d’Allen Jones, comme c’est aussi le cas pour son confrère — certes bien plus jeune — Jeff Koons, qui admire énormément Jones et son art. Comme Koons, Allen Jones puise son immense force esthétique dans les références d’un passé classique tout en se livrant à un commentaire critique et ludique de nos obsessions contemporaines sur les relations entre les sexes. L’art d’Allen Jones prend corps en utilisant les possibilités extraordinaires de la peinture, mais aussi de la troisième dimension de l’objet qui, grâce à la couleur, parvient à se faire passer pour peinture. //
Exposition Allen Jones
Jusqu’au 11 avril 2020 at Almine Rech
64 rue de Turenne 75003 Paris
www.alminerech.com