À l’occasion de son exposition à la Manufacture de Roubaix, Aurélia Jaubert revient sur sa pratique artistique dont les œuvres naissent de trouvailles et de relations à des matières qui incarnent une histoire, entre grand art et pratique populaire. Ses larges tapisseries, assemblages de canevas de différents sujets, suscitent de nombreux souvenirs ou référents. Des interactions s’y créent entre imagerie contemporaine et savoir-faire artisanaux.
- Quelle est votre relation aux matières et de quelle manière leur donnez-vous une nouvelle vie ?
Aurélia Jaubert : Il faut voir mon utilisation des matériaux ou des objets plutôt comme une rencontre, ou parfois même comme des accidents. Par exemple, pour mes séries Mixtape et Super VHS : je n’aimais pas l’idée de jeter ces cassettes alors qu’elles contenaient un matériau tout à fait malléable et utilisable. J’ai commencé à essayer de tricoter et de crocheter les bandes contenues dans ces cassettes audio et VHS, et c’est ainsi que sont nées ces deux séries. Je me souviens que, comme je n’avais pas d’aiguilles à tricoter sous la main, j’ai fait mes premiers essais avec des baguettes en bois provenant d’un restaurant chinois. Les cassettes ont trouvé une nouvelle vie avec ce projet : la bande magnétique, sortie de sa boîte, s’est libérée dans une sorte d’autonomie et s’est transformée en un dédale de sculptures aux formes organiques. Dans Mixtape, les installations portent les noms de tous ces artistes ou albums qui les constituent et forment alors comme un grand mix en plusieurs dimensions, un mélange de volumes dans les deux sens du terme. Mais chaque sculpture existe indépendamment et est constituée d’un ou plusieurs albums musicaux et donc d’une « tranche » de ma vie. Dans Super VHS, c’est comme si les films échappaient à leur fonction classique et se métamorphosaient en d’autres formes. Chaque film devient véritablement « indépendant » et chaque sculpture qui en résulte porte le nom de ce film. Cette série retrouve peut-être ainsi le lien avec le premier nom scientifique de ce système : « Vertical Helical Scan » (pour « VHS ») qui a été rebaptisé « Video Home System ». Dans Rebuts, j’utilisais mes détritus d’atelier (croquis, essais photographiques, cartons d’invitations, vieux agendas…), tous assemblés en de longues bandes, mêlés à des paillettes puis cousus ; ils forment ainsi des espaces pénétrables et correspondent eux aussi à des tranches de vie. Ces bandes ressemblent également à des pellicules photographiques : elles renferment souvenirs et informations personnelles.
- Une certaine forme de recyclage des matériaux et des objets qui incarnent une mémoire se révèle dans vos œuvres. Quelle forme de transformation privilégiez-vous et comment travaillez-vous à un réemploi des éléments qui constituent votre environnement de travail ?
Aurélia Jaubert : Ma relation aux matières et matériaux n’est pas qu’un choix dans le sens premier du terme, c’est souvent une rencontre hasardeuse parfois basée sur une économie de moyens. Ou sur la volonté de faire émerger une forme d’une autre. J’ai toujours été sensible à la quantité astronomique de déchets dont les gens se débarrassaient, et ce depuis mon plus jeune âge, grâce à une éducation plutôt écolo — ma mère ayant écrit un livre sur la pollution dès la fin des années 70. J’ai également toujours récupéré : dans la rue, des meubles et des matériaux divers… mais aussi dans la nature, des insectes et des animaux morts, des graines, des pigments… Mais c’est quelque chose qui a toujours été naturel pour moi, et même si aujourd’hui les gens commencent enfin à prendre conscience de ce gaspillage généralisé, je ne veux pas non plus insister sur ce point. Le recyclage est, bien sûr, un aspect intéressant et tout à fait indispensable de nos jours, et j’y ai toujours attaché beaucoup d’importance. Mais ce n’est pas le sujet de mon travail.
- Quel est le point de départ de votre travail de tapisserie, patchworks de différents canevas achetés et récupérés ?
Aurélia Jaubert : J’ai toujours trouvé ces toiles brodées très kitsch et souvent moches, voire complètement ringardes — bien qu’enfant, pendant les vacances d’été, j’ai moi aussi brodé quelques fleurs, des roses —, mais je suis resté attachée à cette forme de reproduction mêlant imagerie populaire et histoire de l’art, à travers des reproductions de tableaux classiques parfois très approximatives ! J’ai commencé à en accumuler il y a une quinzaine d’années en me disant, comme souvent, que j’en ferai quelque chose un jour… Au départ, je voulais les insérer dans des vêtements, puis j’ai eu en tête d’en faire quelque chose de grand, de très grand, avec une taille comparable aux anciennes tapisseries mais tout de même drôle, car l’humour et la dérision font aussi partie de mon vocabulaire. Mais j’y suis allé petit à petit, chaque partie en appelant une autre, comme une sorte de puzzle ou de rébus, comme une histoire qui se raconte pas à pas. Ayant d’abord fait des photocopies de ces canevas, j’ai commencé à les découper pour imaginer une composition, un collage — il y a donc en premier lieu une version papier. Ensuite, ayant pris de l’assurance, j’ai découpé directement dans la toile, épinglé les morceaux et les ai cousus ensemble. Je procède par profondeurs de champ successives, du dernier au premier plan, afin d’assembler des objets, des personnages ou des paysages aux dimensions similaires.
- En unissant histoire de l’art et art populaire dans vos œuvres, quel enjeu cela a-t-il pour vous ? Une forme d’accessibilité de vos travaux artistiques ?
Aurélia Jaubert : Mes tapisseries sont constituées d’une impressionnante collection de canevas et de tissages. Elles puisent leurs références dans l’imagerie populaire et dans l’histoire de l’art. Animaux et personnages évoluent dans des paysages variés où printemps, été, automne et hiver se succèdent dans différentes profondeurs de champ. Vélasquez et Chardin côtoient Mickey Mouse, Cézanne et Courbet rencontrent La Dame à la Licorne, Jésus et une Tahitienne côtoie un dauphin naïf, des sirènes et des voiliers, dans une vaste confusion de représentations, d’un grand bouillonnement anarchique mais orchestré. Je construis, en quelque sorte, un nouveau paysage où tous les styles et toutes les générations cohabitent, sans limites de temps, de genre ou d’espace, et où tout fusionne pour ne faire qu’un. C’est la naissance d’un nouveau territoire, fantaisiste, exubérant, dans lequel toutes les frontières, géographiques et artistiques, sont abolies.
- Des souvenirs émergent en observant vos tapisseries et vos autres œuvres présentes dans l’exposition à la Manufacture de Roubaix. N’y-a-t-il pas dans vos travaux artistiques une forme d’attention à notre relation aux pratiques textiles et aux savoir-faire oubliés ?
Aurélia Jaubert : Oui, j’ai pu constater que mes tapisseries « parlaient » à tous les milieux sociaux, tous les âges, toutes les nationalités. Ce qui se passe à l’intérieur du « tableau final » ainsi recréé, toutes ces images qui n’en forment plus qu’une, cette joyeuse cohabitation un peu confuse, se reflète, d’une certaine manière, à l’extérieur du « tableau ». Chacun y retrouve une image, un détail, un souvenir : sa petite madeleine. Il y a une forme d’universalité dans cette iconographie et une espèce de communauté se constitue autour de ces tapisseries : une communauté constituée d’origines sociales, géographiques, générationnelles et de genres très divers. Il y a, dans ce travail, une forme délibérée d’attention à ce qu’on nommait l’« ouvrage de dame », à notre relation aux pratiques textiles et à tous ces savoir-faire oubliés, mis à l’écart pendant si longtemps de l’art. On pourrait également qualifier ce travail de collectif puisque des centaines de petites mains investies dans le projet. C’est finalement une sorte d’hommage à toutes ces femmes inconnues qui y ont contribué sans le savoir.
- Avec “Faire tapisserie”, de quelle manière la Manufacture de Roubaix vous a-t-elle inspirée pour construire l’exposition qui regroupe vos œuvres et celles d’autres plasticiens travaillant en lien avec l’art textile ?
Aurélia Jaubert : Ce musée dédié à la tapisserie et à l’art textile possède une magnifique collection de métiers à tisser. De style industriel, puisqu’une manufacture de tapisserie y était encore en activité dans les années 70, il était un écrin idéal pour cette exposition. Les artistes que j’ai invités sont présents dans l’exposition parce qu’ils ont un lien avec mes pratiques, ou parce qu’ils renouvellent à mes yeux l’art et la perception de la tapisserie. Dans le travail de Benoit Jammes, il se dégage une certaine nostalgie du passé. Il travaille à partir de canevas dont il détourne l’image originelle avec beaucoup d’humour. Clarence Guena, lui aussi, utilise des canevas mais d’une façon très différente. Il recouvre par couches de résine successives des reproductions de tableaux de maîtres qui, retravaillées et évidées, créent à leur tour de nouvelles images. […] Avec Emmanuelle Villard, nous avons entrepris un travail à quatre mains. Nous présentons la première pièce de la série Fablisserie, un projet qui consiste en la réalisation d’objets hybrides mêlant techniques picturales, sculpturales ou photographiques à des pratiques relevant des travaux dits « de dames » (tapisseries, crochets, broderies etc..). Notre vocabulaire artistique bien que différent puise par contre dans les ressources d’un stock d’atelier similaire, constitué d’éléments glanés au fil du temps : tissus, perles, laine, fils, galons, bijoux de pacotille, petits objets décoratifs, paillettes, tessons, etc… Ce bric-à-brac inspire les recherches pour nos travaux respectifs et compose une part importante de nos deux identités d’artistes. […] J’étais soucieuse aussi que dans cette exposition figure des hommes, l’art textile étant si souvent représenté par des femmes, ou comme un art exclusivement féminin. Cette exposition démontre que l’art n’a décidément pas de frontières et aucune appartenance de genre.
- Quel est votre lien à l’art textile et de quelle manière celui-ci interpénètre-t-il votre création artistique ?
Aurélia Jaubert : À l’origine, je n’ai pas de prédilection particulière pour l’art textile, explorant avec joie tous les supports que les arts plastiques peuvent offrir. Il entre dans certaines de mes recherches par nécessité technique ou au hasard de mes rencontres avec les matériaux. Mais je pourrais dire que j’ai une certaine attache avec quelques techniques propres au textile. J’ai aménagé il y a plus de vingt ans dans un atelier où se trouvait une machine à coudre industrielle et j’ai décidé de m’en servir : elle me suit encore aujourd’hui. Et ma grand-mère avait une maison de haute couture rue du Faubourg-Saint-Honoré. J’ai hérité de quelques somptueuses robes et j’étais, petite, fascinée par les bocaux remplis de perles et de paillettes sur les étagères de la brodeuse…. Cela m’a certainement laissé quelques « traces ».
- Comment s’est construit le parcours des expositions hors de la Manufacture, telle l’inscription d’une de vos œuvres à La Piscine de Roubaix ?
Aurélia Jaubert : Les œuvres de la séries Rebuts exposées à La Piscine ont été achetées en 2005 lors de mon exposition à La plus petite galerie du monde (OU PRESQUE) située à Roubaix. Le musée TAMAT, à Tournai en Belgique, a souhaité mettre mon travail en avant à l’occasion de l’exposition à La Manufacture de Roubaix. Ce qui permet d’établir un petit parcours entre ces trois musées nordiques cet été. •
Exposition “Faire tapisserie” by Aurélia Jaubert
Jusqu’au 29 août 2021 at La Manufacture de Roubaix
29, avenue Julien Lagache 59100 Roubaix
www.lamanufacure-roubaix.com