Par Laëtitia Toulout
EXPOSITION // Jusqu’au 23 octobre prochain, le Hamburger Bahnhof – Museum für Gegenwart de Berlin présente Chronographia, exposition rétrospective de l’artiste turque Gülsün Karamustafa, considérée comme figure primordiale de l’art contemporain dans son pays et à l’international. Plus de 110 œuvres sont présentées dans cette exposition non chronologique, où ressortent thématiques et questionnements touchant l’actualité.
Certaines conceptions muséales ou personnelles voient l’exposition comme une histoire qui se déroule et se lit au fil des œuvres, elles-mêmes rassemblées dans un ensemble plus vaste qui participe de leur appréhension. Chronographia, c’est avant tout l’histoire de l’artiste, Gülsün Karamustafa, dont l’œuvre est inséparable de la vie, et d’une identité qui entre elle-même en écho avec un ensemble de questions sociales et sociétales. L’exposition est autobiographique et, de fait, politique : l’identité qui découle du parcours et des intérêts de Gülsün Karamustafa ne peut s’extraire de principes et de problématiques tels que la liberté d’expression, les questions de genre, la domination masculine ou l’impérialisme, les relations entre Orient et Occident. Par une pratique hybride touchant à un panel de médiums, allant de la peinture figurative à la vidéo en passant par l’installation ou la performance, l’artiste crée une œuvre autour de ses propres combats, déroulant par-delà des narrations, des possibilités de vie et des cultures multiples… Et ce, de manière à la fois intime et frontale. Touchant directement au personnel, à l’humain, il est difficile de rester neutre face au travail de Gülsün Karamustafa qui, par des iconographies à première vue innocentes, colorées et particulièrement figuratives, fait pourtant grincer les faits et pointe nombre de tensions.
Ces tensions sont celles qui se vivent par exemple sous le prisme du contexte de contemporanéité de sociétés rassemblées sous le terme d’« Orient » : un Orient en pleine mutation, perdu entre ses propres valeurs et l’envie de suivre le modèle hégémonique et autoproclamé de l’Occident. Ces tensions, ce sont aussi celles des femmes qui vivent sous l’écrasement masculin et occidental dans un contexte à la fois patriarcal et post-colonial. C’est le cœur d’Istanbul, son chaos, ses contrastes permanents qui se constatent à vue d’œil, notamment au travers de ses architectures urbaines. C’est la question des origines et de l’héritage dans un passé de migrations successives, ou encore de la perte des traditions, de l’effacement des patrimoines devant les guerres. C’est, également, l’ascension d’une certaine idée de la modernité rendue possible par le reniement des héritages du passé..
Face à ces contextes croisés, l’art pourrait reconstruire des traditions perdues. C’est ce que théorise Jalal Toufic dans son essai Le retrait de la tradition suite au désastre démesuré ? (éd. Les Prairies ordinaires, 2009) qui voit le patrimoine disparaître après des « désastres démesurés », puis oubliés au profit d’une modernité chancelante. L’art est une manière de faire entendre, dans la sphère publique, les voix de la résistance. C’est ce que fait Gülsün Karamustafa en peignant, racontant et questionnant des histoires qui s’inscrivent ici dans l’espace de l’ancienne gare de Hambourg devenue musée, à l’occasion de sa première rétrospective hors-Turquie. //
Exposition Chronographia de Gülsün Karamustafa
Jusqu’au 23 octobre 2016 at Hamburger Bahnof
50-51 Invalidenstraße,10557 Berlin
www.smb.museum