Aiste Stancikaite, corps fluides

Les figures et fragments corporels dessinés par Aistė Stancikaitė semblent trop parfaites pour exister. Combinant une représentation académique à une palette chromatique vivante, l’artiste pose sur papier une atmosphère où le détail guide la matérialité.

Le dessin est pour Aistė Stancikaitė (née en 1988), artiste d’origine lituanienne, une pratique quotidienne qu’elle explore depuis ses études à l’Académie des beaux-arts de Vilnius dont elle est sortie diplômée en 2010. Le crayon de couleur est son instrument principal. Parce qu’elle aime combiner les techniques, elle l’associe parfois à la peinture acrylique ainsi qu’à des outils numériques. Ses crayons ont la particularité de nécessiter peu de moyens et lui permettent aussi d’éliminer dans son processus créatif la question du hasard.

Ses figures humaines couchées sur le papier résultent d’une quête d’images qu’elle glane, mélange et recompose. L’artiste ne retient que des fragments d’anatomie qui, pris dans des cadrages serrés, deviennent des motifs décoratifs et se jouent des questions de genre. Les mêmes visages aux lèvres délicatement ourlées peuvent être indifféremment dotés d’une fine moustache et d’une oreille parée de perle, ou simplement encadrés de longs cheveux gaufrés. Les corps sont jeunes et puissants, aux courbes ondulantes et stylisées. La virtuosité technique dont l’artiste fait preuve peut rappeler celle de Tom of Finland (1920- 1991), dessinateur souvent surnommé comme le « maître du crayon ». Ses personnages à la masculinité exacerbée ont construit une image virile de l’homosexuel, à rebours du stéréotype du garçon efféminé. Aistė Stancikaitė, quant à elle, nous propulse dans un monde artificiel unifié par la couleur.

La monochromie permet à l’artiste de bousculer les codes traditionnels du réalisme associé à la technique du dessin. Parmi les coloris qu’elle aime explorer, le rouge tient une place de choix en raison de ses caractéristiques matérielles mais aussi de la richesse de son histoire artistique et symbolique. En 2016, dans son ouvrage Rouge, Histoire d’une couleur, Michel Pastoureau revient sur la genèse du rouge, longtemps restée, dit-il, la couleur « par excellence ». L’auteur relate qu’il s’agit de la première couleur que l’homme a maîtrisée pour peindre et teindre. Le langage témoigne d’ailleurs de cette importance. « Adam », le prénom du père de l’humanité selon la Bible, signifie « fait de terre rouge ». Certains mots, tels que « krasnoï » en russe désigne le « rouge » mais aussi le « beau ». Ainsi, cette teinte est associée à la beauté, à la majesté, au pouvoir et au cérémonial. Mais le rouge est la couleur de l’ambivalence. Il renvoie également au crime et à la colère, à la perversion et à l’amour lubrique, au sang et au feu. Ainsi, le tissu rouge a habillé respectivement les empereurs dans l’Antiquité, les prostituées au Moyen Âge et les jeunes mariées dans le monde rural du XIX e siècle. Trois cents ans plus tôt, la Réforme déclare la guerre aux couleurs trop vives et voue une véritable haine au rouge. Le coloris est à cette époque éradiqué du monde quotidien et des œuvres picturales. Les nuances qu’emploie Aistė Stancikaitė dans ses dessins semblent jouer avec ces multiples connotations. Le filtre de cette unique couleur confère à ses personnages à la fois de la sensualité et de l’étrangeté. Le regard est troublé par les effets de luminosité qui se dégagent de ses compositions. Les petits coups de crayon mis bout à bout évoquent autant le chatoiement d’une œuvre textile que le vernis d’une image de papier glacé. Le travail graphique d’Aistė Stancikaitė est une ode à la couleur. Il aborde la question de la matière et donne l’image d’une humanité fluidifiée.


Aistė Stancikaitė
stancikaite.com


Aistė Stancikaitė, Lou I, 2021, courtesy of the artist

Aistė Stancikaitė, August II, 2020, courtesy of the artist

Aistė Stancikaitė, Lou II, 2021, courtesy of the artist

Aistė Stancikaitė, Julius, 2020, courtesy of the artist

Aistė Stancikaitė, Lou III, 2021, courtesy of the artist

Aistė Stancikaitė, August III, 2020, courtesy of the artist

Aistė Stancikaitė, details of Pearl, 2020, courtesy of the artist

Aistė Stancikaitė, Cherrie II, 2020, courtesy of the artist

Aistė Stancikaitė, Clementine, 2020, courtesy of the artist

Aiste Stancikaite, corps fluides