Babi Badalov, jeux de maux

À Paris, la Galerie Poggi consacre à Babi Badalov (né en 1959, Azerbaïdjan) sa troisième exposition personnelle. L’artiste-poète y déplie sa production picturale qui, par la savante conjugaison de l’image et du langage, se nourrit des cultures occidentales et orientales. 

Écrire un mot comme on dessine une image. Inventer les signes graphiques d’une langue hybride. Métamorphoser un texte en figures, en concepts. De tels actes ont traversé bien des théories, focalisant l’intérêt des têtes penseuses de l’esthétique, de la sémiotique et de la linguistique. À la croisée du glossomaniaque évoqué par Umberto Eco et du logophile étudié par Michel Pierssens, Babi Badalov se situe pourtant au-delà de toute tentative de classification. Sa pratique singulière, consistant essentiellement en la peinture sur textile d’un lexique inventé — néanmoins inspiré par des termes existants —, explore les possibilités visuelles du langage. L’artiste, né d’une mère d’origine iranienne et d’un père azéri, est un “iconographe” : il écrit par l’image, il peint avec les mots. 

Babi Badalov emploie les alphabets comme une matière première malléable, propice au métissage. Il emprunte au cyrillique, au latin, au persan et au russe, son parcours nomade ayant certainement nourri cette ouverture en ricochant à travers les langues étrangères qu’il pratique, sans pour autant parfaitement les maîtriser. Tour à tour squatteur, migrant et clandestin, entre l’URSS et les États-Unis, l’Azerbaïdjan et l’Angleterre, il devient réfugié politique en France en 2011, après avoir essuyé le refus d’une demande d’asile à Cardiff qui l’a mené à retourner dans son pays natal où il était alors menacé en raison de son homosexualité. De cette réalité biographique, complexe, ponctuée de voyages et d’exils, Babi Badalov en tire des mots-images qui creusent dans les thèmes de l’altérité et du genre, de l’individualité et du collectif, de la société et des sentiments. 

“To Walk, to Work, to Die”, à la Galerie Poggi, avertit, dès son titre, d’un refrain sombre, fatal, mais espiègle. Imprégnée dans les supports textiles qui peuplent l’exposition — coussins de sol, rideaux avachis, tentures plissées —, la prose de l’artiste se parasite volontiers d’erreurs orthographiques, de dysmorphies, de répétitions. Il en ressort une dyslexie visuelle assumée prenant appui sur ce multilinguisme brut que l’artiste offre aux transformations phonémiques et aux néologismes. Ainsi rencontre-t-on, ici et là, plusieurs contractions stylisées. “Wargina”, fusion de deux concepts que tout oppose (d’un côté, la guerre ; de l’autre, le sexe féminin) s’affiche non loin d’une autre œuvre où, sous le nom de Man Ray, se reflète “Woman Ray”. L’ajout d’un préfixe, d’une syllabe, suffit à renverser la notoriété d’une figure universelle et à transférer son identité vers un alter ego féminin. A contrario, Babi Badalov retire des lettres aux mots (Hand and nd d, 2023) pour en effriter le sens jusqu’à la disparition, fait l’exercice d’allitérations (Poesie in Prose, 2021) et automatise les répétitions (I Know I Knew, 2022), parfois même jusqu’à saturer la surface des tissus, poussés à l’étouffement et l’illisibilité (International, 2016).

À travers cette littérature graphique qui habite la centaine de pièces exposées, Babi Badalov consomme les figures de style que lui prête la poésie. Les anaphores sont communes, les rimes juxtaposées, et les jeux de parallélisme envahissent les murs. Pourtant à rebours de tout classicisme, sa production picturale flirte instinctivement avec le calligramme. Dans Human Animal (2021), l’écriture se dote d’enluminures prolongées par son geste et fait naître des profils anthropomorphes et zoomorphes. La boucle des caractères sert d’œil, l’empattement des lettres de nez ou de museau. Hors de l’écriture, un blanc s’ajoute comme une anti-ombre, un cerne qui attribue une corporalité à ces mots-figures. Grammaire totale, les images croisent signifié et signifiant par-delà une forme de narration immédiate, presque primaire.

Dans un dispositif se voulant immersif, la Galerie Poggi rend compte de la densité d’un œuvre qui s’étale devant le regardeur comme un patchwork de bannières et de drapeaux. Le schéma de présentation rappelle humblement celui conçu pour La Verrière, espace d’exposition bruxellois de la Fondation d’entreprise Hermès, qui a accordé une monographie à Babi Badalov en 2019-2020. Capharnaüm organisé, “Soul Mobilisation” tapissait alors les murs de ses textiles peints, brodés et collés. Guillaume Désanges, commissaire du lieu en ce temps-là, expliquait le choix de ce dépliage par le souhait de “montrer la richesse, la diversité mais aussi la cohérence” du “système de pensée et d’affects” propre à l’artiste-poète ; système toujours valable aujourd’hui, et toujours actif dans ses plus récentes peintures.

Les mots de Babi Badalov ne sont pas destinés au livre. Ils se lisent en premier lieu sur les murs, s’imposant au visiteur comme des écriteaux impossibles à ignorer. Face à la verticalité des lés de tissus, le regardeur ne peut que s’engager dans le décryptage de ces arabesques manuscrites. Captif et captivé, il reste piégé dans les méandres de cet alphabet composite, pétri de sens pluriels, heurtant les définitions. 


Exposition “To Walk, to Work, to Die” by Babi Badalov
Jusqu’au 9 mars 2024 at Galerie Poggi
135, rue Saint-Martin – 75004 Paris
galeriepoggi.com


Vue de l’exposition “To Walk, to Work, to Die” de Babi Badalov, Galerie Poggi, Paris, 2024. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Poggi. Photo : .Kit

Vue de l’exposition “To Walk, to Work, to Die” de Babi Badalov, Galerie Poggi, Paris, 2024. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Poggi. Photo : .Kit

Vue de l’exposition “To Walk, to Work, to Die” de Babi Badalov, Galerie Poggi, Paris, 2024. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Poggi. Photo : .Kit

Vue de l’exposition “To Walk, to Work, to Die” de Babi Badalov, Galerie Poggi, Paris, 2024. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Poggi. Photo : .Kit

Babi Badalov, Melankolia , 07/2021, peinture sur tissu, 239 x 160 cm (encadré). Vue de l’exposition “To Walk, to Work, to Die”, Galerie Poggi, Paris, 2024. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Poggi. Photo : .Kit

Babi Badalov, Wargina, 2020, peinture sur tissu, 79 × 92 cm. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Poggi.

Babi Badalov, Human Animal, 2021, peinture sur tissu, 132 × 87 cm. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Poggi.

Babi Badalov, Art Artist Animal, 2018, signé et daté au dos, peinture sur tissu, 166,5 × 75 cm. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Poggi.

Babi Badalov, Here Hear Heart, 2020, peinture sur tissu, 40 × 111 cm. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Poggi.

Babi Badalov, jeux de maux