L’Amérique monstrueuse selon Jim Shaw

Révélant un catalogue d’œuvres qui irritent l’Amérique héroïque, la nouvelle exposition de Jim Shaw, “Unknown Monsters”, investit la galerie Praz-Delavallade dans un registre satirique et lubrique à la fois.  

Dans l’esprit californien revêche des années 1970, en 1973 plus précisément, Mike Kelley et Jim Shaw forment le groupe punk Destroy all Monsters. Leur but : s’attaquer aux mythes d’une Amérique dont ils scandent le déclin, les monstres de la surconsommation, du conformisme, de l’individualisme et de la petite bourgeoisie ayant contaminé le tissu social. Ces ambitions de jeunesse accompagneront Jim Shaw dans ses expériences artistiques, prenant souvent le parti d’aborder les mythes américains sous l’angle de l’horreur. Ce sont ces monstres inconnus que la galerie Praz-Delavallade, à Paris, propose de mettre en scène avec “Unknown Monsters”, monographie consacrée à Jim Shaw, marquant près de vingt-cinq ans de collaboration. En matière de mythes terrifiants, on pense à la série “Stellaktite and Stellagmite” (2011), ensemble de dix-huit planches de comics satiriques, faisant face à deux œuvres sans titre de 1974. Dans les deux cas, l’angoisse surgit à la surface de la feuille et le crayon campe des scènes lascives et violentes traduisant un goût pour l’imagerie pornographique, ainsi que pour les corps triomphants des super-héros. Excitation lubrique, militaire, et refoulement ; un cocktail purement américain s’il en est, d’après Jim Shaw. À tel point que sur l’une des planches, une ombre en étrangle une autre et lui assène un “but you’ll never come back, pal”, un aller simple pour la mort annoncé, le ton est donné : les monstres de l’inconscient américain sont lâchés, bienvenue dans le Far West.

Pénétrer dans la galerie donne l’impression de se balader dans la rue à une heure où toutes les créatures les plus étranges sont de sortie. Dès l’entrée, un Clint Eastwood au front déformé nous dévisage — Untitled (1980) —, les traits tellement appuyés, rendus grotesques par le graphite noir, qu’il en vient à ressembler à un alien. En perspective, deux iconiques Dream Object (Butt-head bucket) (2007), sculptures allégoriques, évoquent à la fois deux visages mal lunés, et les arrière-pensées de la culture américaine puritaine. D’un côté l’expression humaine d’une apparente quiétude ; de l’autre, un fessier galbé, symbole d’une obsession pour le sexe. Dream Object (Butt-head bucket) est une parodie de l’expression vulgaire “butt-head” et la matérialisation d’une passion pour les corps nus et le désir, souvent réduite à une forme pornographique d’expression sexuelle, comme en témoignent les comics disposés en face des deux sculptures. Ce travail de mise en perspective est au cœur de l’exposition, visant à aborder de front les thèmes complexes qui traversent l’œuvre de Jim Shaw, elle qui se situe du côté du trouble et de l’étrange. Entre Clint Eastwood et les  Dream Object, c’est l’inconscient d’un bain culturel qui se trouve éclairé dans ses formes monstrueuses. 

Ainsi, penser l’œuvre de Jim Shaw force qui s’y essaye à tourner en rond. Les images s’entrechoquent, la satire d’Hollywood entre en collision avec la critique d’esprits hypocrites, lubriques et rigoristes, elle se cogne aussi au dégoût de la violence d’État, incarné par The Seat of  the Law (2019), portrait de la chaise électrique glorifiée, avant de s’échouer du côté de la fascination de l’artiste pour tous ces symboles qui constituent une Americana glauque. Le pari de Shaw serait peut-être de parvenir à attirer le regardeur du côté du loufoque, comme dans la série photographique The Music Of The Degress (2002), où l’on observe l’artiste déguisé en militaire, décoré de sequins dorés, tambourinant, au rythme de ce qu’on imagine être un chant de guerre, sur un instrument en forme de bouche Colgate. À bien y regarder, dans ce Far West cauchemardesque qu’est devenu l’espace de la galerie, l’horreur est toujours teintée d’un humour noir où rien n’est laissé au hasard. Autrement dit, Jim Shaw pense l’absurdité cruelle de l’Amérique en tant que telle, en tant que projet esthétique miroitant une structure politique. 


Exposition “Unknown Monsters” by Jim Shaw
Jusqu’au 13 avril 2024 at Galerie Praz-Delavallade
5, rue des Haudriettes – 75003 Paris
praz-delavallade.com


Vue de l’exposition “Unknown Monsters” de Jim Shaw, galerie Praz-Delavallade, Paris, 2024. © Jim Shaw. Photo : Rebecca Fanuele.

Jim Shaw, Dream Object (”In a James Bond sequence… On the wall were decorative musical notes with monkey heads for dots…”), 2005, polyuréthane, 71.12 x 192.41 x 5.72 cm. Courtesy de la galerie Praz-Delavallade (Paris). © Jim Shaw.

Vue de l’exposition “Unknown Monsters” de Jim Shaw, galerie Praz-Delavallade, Paris, 2024. © Jim Shaw. Photo : Rebecca Fanuele.

Jim Shaw, The Seat of the Law, 2019, acrylique sur mousseline, 152.4 x 94 x 4.4 cm. Courtesy de la galerie Praz-Delavallade (Paris). © Jim Shaw.

Vue de l’exposition “Unknown Monsters” de Jim Shaw, galerie Praz-Delavallade, Paris, 2024. © Jim Shaw. Photo : Rebecca Fanuele.

Jim Shaw, Untitled, 1974, crayon sur papier, 35.6 x 54.9 cm. Courtesy de la galerie Praz-Delavallade (Paris). © Jim Shaw.

Jim Shaw, Dream Object (“College kids were reminiscing about their innocent days before smoking pot. They had a pile of stuff they needed to hide from a cop on top of a hill. A kid watched from a car below & when the narc showed they held a giant octopus tarot card to block the the cops view.”), 2015, encre et aérographe sur papier, 50.8 x 30.48 cm & Dream Drawing (”Using a computer you could visualize sounds.“), 2015, graphite sur papier, 30.5 x 22 cm. Courtesy de la galerie Praz-Delavallade (Paris). © Jim Shaw.

Vue de l’exposition “Unknown Monsters” de Jim Shaw, galerie Praz-Delavallade, Paris, 2024. © Jim Shaw. Photo : Rebecca Fanuele.

Jim Shaw, The Music Of The Degrees, 2002, photographie couleur sur aluminium, 149.9 x 120 cm. Courtesy de la galerie Praz-Delavallade (Paris). © Jim Shaw.

L’Amérique monstrueuse selon Jim Shaw