Fictions et floraisons : à Bordeaux, le Capc ouvre sa nouvelle saison

Le Capc, musée d’art contemporain de Bordeaux, a inauguré ses trois nouvelles expositions le mois dernier. Malgré une relative faiblesse de l’accrochage de la collection, l’ensemble tient bon et offre notamment au visiteur l’occasion de découvrir les peintures d’Emma Reyes, ainsi que l’étonnant univers de Vibeke Mascini.

« Pollen », nouvel accrochage de la collection ; « Le monde est un verbe », premier solo show en France de l’artiste néerlandaise Vibeke Mascini (née en 1989) ; et « Double Vie », projet à quatre mains entre Camille Aleña (née en 1986) et K. Desbouis (née en 1996) : à travers ces trois propositions, le Capc de Bordeaux engage une réflexion sensible autour des thèmes de la nature, de notre rapport au vivant et des récits de métamorphoses.

« Pollen » : une écologie de la collection

Au-delà des liens entre art et nature, l’exposition « Pollen » questionne le modèle du musée lui-même, pensé non plus seulement comme un espace de collection, mais également comme un écosystème dynamique, lieu de mise en relation entre les œuvres, les époques, les sensibilités et les publics. Inspirée par Pollen de noisetier (1992) de Wolfgang Laib (né en 1950) — une œuvre aussi poétique que difficile à conserver, car composée exclusivement de pollen récolté à la main — le projet imaginé par le commissaire général Cédric Fauq s’attarde sur ce que signifie accueillir, au sein d’une collection, une matière vivante ou instable. Plusieurs œuvres présentées rejouent d’ailleurs, de manière littérale, certains processus naturels, comme c’est le cas dans les installations de Jesse Darling, des fleurs laissées à leur flétrissement sous des cubes de plexiglas (Still life, 2028). Autre exemple, dans la vidéo Bloom (2012) d’Hicham Berrada (né en 1986), une lampe braquée en pleine nuit sur un champ de pissenlit force les fleurs à s’ouvrir, accélérant artificiellement leur rythme biologique par l’action de la lumière. Un geste anodin mais qui dit beaucoup du rapport ambigu que nous entretenons à la nature, entre contrôle et provocation.

« Pollen » est également l’occasion de valoriser les acquisitions récentes du musée, comme Terre protégée III (1971) de Gina Pane — une entrée tardive mais salutaire de l’artiste dans les collections du Capc —, ou encore les sculptures en bronze de Sébastien Vonier (né en 1975), figures molles d’oiseaux fatigués, qui semblent porter le poids d’un monde sur leurs épaules basses. Le parcours intègre bien sûr quelques pièces iconiques, parmi lesquelles La grande vallée XX (Jean) (1983) de Joan Mitchell, figure incontournable de l’abstraction, dont l’œuvre intense et lyrique s’inspire des formes de la nature. Mais c’est sans doute l’œuvre d’Emma Reyes (née en 1919) qui donne à l’exposition ses accents les plus singuliers. Première artiste invitée d’un cycle de quatre focus qui ponctuent les deux années de l’exposition, Reyes traverse tout l’accrochage avec ses peintures de fleurs. Plus que des natures mortes, ce sont là de véritables portraits de plantes, imaginaires et aux accents surréalistes, composées plus ou moins librement à partir de son imagination et de ses souvenirs – des forêts de Colombie, dont elle est originaire, des jardins du couvent où elle a grandi, ou de ceux du Périgord, où elle vit aujourd’hui. Courbes voluptueuses et couleurs généreuses, les feuilles semblent des langues et des visages éclosent. Dans sa perception du monde, dans sa « cosmovision », l’homme ne prime sur aucun être vivant, tous se combinent à l’infini dans une symbiose vibrante et joyeuse, sensuelle et charnelle.

Malgré plusieurs belles pièces et un propos argumenté, « Pollen » peine malheureusement à se libérer de l’effet catalogue et à provoquer une véritable remise en question. L’art y est trop souvent réduit à une illustration de l’idée de nature (des fleurs, des animaux, des paysages), comme si cette dernière restait toujours au-dehors du geste artistique. Le vivant y apparaît le plus souvent comme un motif ou une référence, rarement comme une force.

Vue de l’exposition « Pollen », Capc – Musée d’art contemporain, Bordeaux, 2025-2027. Commissariat : Cédric Fauq. Photo : Arthur Péquin.

Vue de l’exposition « Pollen », Capc – Musée d’art contemporain, Bordeaux, 2025-2027. Commissariat : Cédric Fauq. Photo : Arthur Péquin.

Jesse Darling, Untitled (Still life), 2018. Collection du Capc – Musée d’art contemporain de Bordeaux. Don collection privée en 2024. Photo : DR.

Vibeke Mascini : capter les flux du monde

C’est au rez-de-chaussée du musée, dans l’exposition de Vibeke Mascini (née en 1989), que le basculement attendu s’opère. Invitée à la suite de sa participation à la triennale Art & Industrie de Dunkerque — où elle présentait son installation composée de radiateurs alimentés par une batterie chargée avec l’électricité issue de la combustion de cocaïne confisquée aux douanes de Rotterdam — l’artiste néerlandaise déploie ici sa première exposition monographique institutionnelle en France. Un ensemble resserré aux cinq dernières années, mais dense, et qui démontre une pratique aussi singulière qu’exigeante, appréhendant la nature non pas seulement comme une forme ou un sujet, mais comme un flux d’énergie, de matière, d’émotion. 

La première salle pose les termes de cette poétique conceptuelle, où l’on est fasciné par les fleurs blanches d’amaryllis en train d’éclore ou de faner, et dont les tiges éclairées de l’intérieur paraissent des lucioles dans la nuit (Prélude, 2025). Plus loin, posée au sol près de plusieurs bidons, une multiprise pleure, goutte à goutte, sur le sol gris ; ses larmes sont faites de l’eau de fonte de glace recueillie dans les Alpes (Botteling a Glacier, 2023). Dans une autre salle, on découvre enfin l’installation qui donne son titre à l’exposition : Le monde est un verbe. Soit, une série de t-shirts de seconde main, suspendus sur des cintres, retournés coutures apparentes. Sur leurs étiquettes, étrangement trop nombreuses, des essais, des poèmes, des citations sur la matière, l’énergie, le langage remplacent les conseils de lavages. Des textes qui s’emportent avec soi, sous le coton, contre la peau.

Poème et langage, toujours, avec cette autre installation, des plus étonnantes et de loin la plus touchante : A long distance lullaby (2024). Sur de petits écrans de poche, accrochés tout le long des murs, apparaissent des phrases adressées à on ne sait qui. « Tout ce que je sais, c’est que ton corps a tremblé. » Il s’agit en fait d’un échange en forme de poème que l’artiste entretient avec une anguille électrique. Virtuellement s’entend. Cet animal, baptisé Miguel Wattson et vivant au Tennessee Aquarium possède son propre compte sur le réseau X. À chaque fois qu’il décharge une secousse suffisamment importante, le plus souvent dans des situations d’excitation, un post est automatiquement généré et publié sur son compte @EelectricMiguel. C’est à ces accès de stress que Vibeke Mascini choisit de répondre par l’empathie. Ici l’on comprend comment dans ses œuvres, les éléments naturels, les flux électriques, mais aussi la littérature, les technologies humaines, deviennent tous les vecteurs d’une sensibilité à la fois analytique et métaphorique, qui lui permet de maintenir un équilibre fécond entre rigueur conceptuelle et puissance émotionnelle. Chaque pièce touche, sans affectation, chaque dispositif ouvre un espace de doute et d’évasion. La nature n’est plus ni décorative ni illustrative, elle agit, réagit, transmet.

Vibeke Mascini, Instar (6.9 kWh), 2023, électricité produite par la combustion de cocaïne confisquée, piles au lithium, transformateur, batterie, élément chauffant, radiateurs en fonte, régulateur de chaleur, câbles électriques, chrysalides de papillons de nuit, résine. Dimensions variables. Courtesy de l’artiste. Photo : Martin Argyroglo.

Vibeke Mascini, Prelude, 2025, amaryllis, support en métal, lumière. Dimensions variables. Courtesy de l’artiste.

Vibeke Mascini, Tangere, 2024, vidéo 4K, son stéréo, 5 min. 18 sec. Courtesy de l’artiste.

« Double Vie » : récits troubles et mutations adolescentes

Dans une veine très différente, mais non moins hantée par les métamorphoses, le duo show de Camille Aleña (née en 1986) et K. Desbouis (né en 1993) déploie un univers où les identités sont aussi fuyantes et poreuses que peuvent l’être les corps végétaux et les flux électriques des deux autres expositions. Pensée autour du film Salt Bath (2021-2025) – remake métaphysique des histoires de vampires et fruit de la première collaboration entre les deux artistes – le projet explore les mutations adolescentes et les états de transition, dans une esthétique empruntant indifféremment au teen movie, au thriller, à l’esthétique des fanzines adolescents et des magazines de mode. Autour de ce moyen-métrage de 40 minutes, l’exposition devient une loge (où sont suspendus les costumes du film), une réserve d’esquisses et de posters, une boutique de produits dérivés et un stock d’objets étranges, comme les sculptures-peluches colorées de K. Desbouis (Snowflakes, 2024). D’autres films plus anciens de Camille Aleña sont également diffusés, pour lesquels elle a parfois travaillé avec les mêmes comédiens.

On retrouve dans toutes ces œuvres choisies certaines obsessions communes aux deux artistes : le fétichisme, l’ambivalence, la permutation des rôles entre sujet et objet. Hétérogènes et fragmentaires, ces éléments participent à une même fiction, faite de mises en regard et d’échos impromptus, mais qui n’existera que le temps de l’exposition. Qu’à cela ne tienne ! Et si le vivant n’était que cela, avant tout : une forme et un élan qui se reconfigurent sans cesse au gré des échanges, une manière de s’adapter pour ne pas vaciller, de disséminer les situations de rencontres, en se disant que quelque chose finit toujours par éclore dans un coin de l’esprit, ou du cœur.

K. Desbouis, Untitled (Snowflakes), 2024, fausse fourrure, cuir, métal 85 × 40 × 40 cm. Photo : Christophe de Rohan Chabot. Courtesy de l’artiste.

Camille Aleña, Playlist, 2018, film, 8 minutes. Courtesy de l’artiste.

Camille Aleña & K. Desbouis, Salt Bath, 2025, film, 4K, 40 minutes. Courtesy des artistes.


Expositions « Pollen » (jusqu’au 31 janvier 2027),
« Vibeke Mascini. Le monde est un verbe »
et « Camille Aleña et K. Desbouis. Double vie » (jusqu’au 28 septembre 2025)
au Capc – Musée d’art contemporain de Bordeaux
7, rue Ferrere – 33000 Bordeaux
capc-bordeaux.fr


Fictions et floraisons : à Bordeaux, le Capc ouvre sa nouvelle saison