À Lafayette Anticipations, l’exposition « As Above So Below » de Mark Leckey promet l’extase mais donne le vertige. Sa première rétrospective française dévoile une œuvre en suspension, où la transcendance céleste se heurte au poids de la nostalgie terrestre. Lauréat du Turner Prize en 2008, l’artiste britannique orchestre un parcours où les infrastructures urbaines deviennent portails métaphysiques, mais dont l’alchimie reste inachevée.
« As Above So Below » – maxime tirée de la Table d’émeraude, texte fondateur de l’alchimie occidentale – évoque une correspondance entre les mondes céleste et terrestre, établissant d’emblée l’ambition métaphysique de l’exposition. Chez Mark Leckey (né en 1964, Royaume-Uni), cette ambition s’incarne dans le motif du pont, passerelle entre mondes visibles et invisibles. Dans The Genius Loci (2024), l’artiste reconstitue un pont de Liverpool où, adolescent, il aurait aperçu une créature du folklore britannique. Cette dualité entre prosaïque et spirituel traverse l’exposition. Les infrastructures urbaines deviennent des portails qui semblent moins mener à l’extase collective qu’à une forme d’isolement contemplatif, presque nostalgique.
Fiorucci Made Me Hardcore (1999), projetée au dernier étage, constitue le point culminant de l’exposition. Ce montage d’archives VHS capture une effervescence collective face à l’ère Thatcher. L’extase, jadis partagée, s’est depuis repliée dans l’intime. Dans Carry Me into The Wilderness (2022), Leckey documente sa sidération post-confinement – un ermitage contemporain plus proche de l’illumination solitaire que de la communion clubbing. L’artiste opère ainsi une archéologie inversée du présent, établissant dans Mercy I Cry City (2024) une généalogie inattendue entre icônes byzantines et interfaces numériques. Il y suggère un techno-animisme où les smartphones prolongent une pensée médiévale, transformant chaque écran en membrane poreuse entre visible et invisible.
La tension entre l’analogique et le numérique constitue le fil rouge conceptuel de l’exposition. Leckey suggère que notre rapport actuel aux images, à l’intelligence artificielle et aux écrans s’apparente à une nouvelle forme d’animisme. « Internet est notre imprimerie de Gutenberg », compare Leckey, mais contrairement à l’imprimé qui privilégie les sens, nos écrans nous plongent dans une présence immédiate, où l’image ne représente plus le monde mais s’y substitue. Cette proposition se matérialise dans des œuvres comme Void (2025), panneau lumineux détourné d’une campagne de sécurité routière, où les yeux qui nous fixent semblent percevoir ce qui nous échappe. Ces regards – comme ceux des icônes byzantines qu’il affectionne – interrogent notre place dans un monde où l’image n’est plus simplement contemplée mais active, douée d’intentions propres.
En déambulant dans l’exposition, on ressent pourtant une tension non résolue entre cette ambition théorique et sa matérialisation. Les œuvres récentes, imprégnées d’une esthétique numérique parfois approximative, semblent manquer de la puissance brute qui caractérise Fiorucci. To the Old World (2021-22), qui transforme un acte de vandalisme en geste métaphysique, illustre cette tendance à intellectualiser sans toujours convaincre. L’installation Nobodaddy (2018), sculpture représentant Job – figure biblique emblématique de la souffrance injuste – criblée de trous diffusant des sons, occupe le centre de l’exposition. Son titre, emprunté à William Blake, combine « nobody » et « daddy » pour tourner en dérision l’autorité divine. Cette figure recroquevillée symbolise peut-être malgré elle l’aspiration spirituelle inachevée qui émane de l’exposition.
« Le temps s’est arrêté et le personnage reste suspendu dans cet espace latent. Il peut s’agir d’un moment de ravissement exalté ou d’une dégringolade vers la terre », confie Leckey à propos de Taken-Out of the Place-You-Stand (2025), sculpture représentant une figure en lévitation. Cette citation pourrait s’appliquer à l’exposition entière, suspendue entre différentes époques et approches esthétiques. Mark Leckey erre dans les interstices temporels, son bridge entre passé analogique et présent numérique reste un chantier inachevé. L’artiste, mystique digital piégé dans un entre-deux, témoigne d’une époque où les anciennes voies d’accès à l’extase sont devenues des reliques pixellisées. Sa quête sincère mais troublée révèle peut-être moins une transcendance réussie qu’une cartographie mélancolique de nos impossibles connexions. •
Exposition « Mark Leckey. As Above So Below »
Jusqu’au 20 juillet 2025 à Lafayette Anticipations
9, rue du Plâtre – 75004 Paris
lafayetteanticipations.com

Vue de l’exposition « As Above So Below » de Mark Leckey, Lafayette Anticipations, Fondation Galeries Lafayette, Paris, 2025. Courtesy de l’artiste. Photo : Aurélien Mole. © Lafayette Anticipations.

Vue de l’exposition « As Above So Below » de Mark Leckey, Lafayette Anticipations, Fondation Galeries Lafayette, Paris, 2025. Courtesy de l’artiste. Photo : Aurélien Mole. © Lafayette Anticipations.

Vue de l’exposition « As Above So Below » de Mark Leckey, Lafayette Anticipations, Fondation Galeries Lafayette, Paris, 2025. Courtesy de l’artiste. Photo : Aurélien Mole. © Lafayette Anticipations.

Mark Leckey, Fiorucci Made Me Hardcore, 1999, vidéo. Courtesy de l’artiste et Cabinet, Londres.

Mark Leckey, Fiorucci Made Me Hardcore, 1999, vidéo. Courtesy de l’artiste et Cabinet, Londres.

Mark Leckey, Fiorucci Made Me Hardcore, 1999, vidéo. Courtesy de l’artiste et Cabinet, Londres.

Vue de l’exposition « As Above So Below » de Mark Leckey, Lafayette Anticipations, Fondation Galeries Lafayette, Paris, 2025. Courtesy de l’artiste. Photo : Aurélien Mole. © Lafayette Anticipations.