Jusqu’au 2 août, Elora Weill-Engerer réunit trois artistes à la galerie Suzanne Tarasiève pour une traversée contemporaine de l’histoire et des représentations gitanes, de l’univers du cirque à celui du camp. Leur travail plastique, loin du folklore, fonctionne comme autant de palimpsestes où pointent, derrière la lumière des cabochons de foire ou le chrome rutilant des motos, la mémoire de l’exil et la permanence du rejet.
Le parcours commence par les œuvres hautes en couleur de Romuald Jandolo qui, dès la vitrine, attire le chaland. Nous voici dans le monde baroque des circassiens, celui des bohémiens montreurs d’ours (La nuit de l’ours) qui dans les premiers siècles de leur présence en France, fascinent la cour et les puissants, et se voient accorder privilèges et protection. Pour autant ces pièces sont d’emblée ambivalentes, et font signe vers une dimension mémorielle forte. Les deux grands yeux totem qui regardent le passant ont été exposés par l’artiste au mémorial de Rivesaltes en 2024 et les dents incrustées dans La commode à trois bouches évoquent celles arrachées à l’entrée des camps. Au-delà des numéros de magie, le cercueil à la taille de Toulouse-Lautrec (Le grand sommeil), peut se lire comme un hommage au premier artiste à avoir représenté les circassiens dans la réalité de leur milieu, plutôt que dans l’idéalisme des chevaux racés d’un Seurat. La phrase de Badinter, brodée sur le linteau du couloir, nous guide dans cette double lecture. « Le cœur se brise, le cœur se bronze » : le présent ne se conçoit pas sans la mémoire, et l’or appelle toujours le plomb.
C’est ainsi que Rudy Dumas allie dans ses sculptures des matériaux porteurs d’une mémoire de répression et de lutte. Si l’arrivée en procession en 1427, rejouée par des figurines de plomb sur un rail de montagnes russes (Roller coaster), se solde par un cantonnement à la nécropole des rois de France, qui donne son titre à l’exposition, dès le 17e siècle, Colbert cherche à sédentariser ces populations et les condamne aux galères au motif d’une « vie de Bohème », qui offrira à la fin du 19e un modèle aux avant-gardes. Alors que le clou discrètement placé dans un coin fait référence aussi bien à l’anti-tsiganisme alimenté par l’imaginaire du déicide, qu’au montage du chapiteau de cirque, l’adjonction aux gouttières et lignes d’échappement de moto de poignées de porte ou de porte-serviette ravive la blessure de la sédentarité forcée (Sedentary stigma) et les mains intercalées entre des étais de chantier portent les marques physiques du travail contraint (L’équilibriste). Le « zigeuner » tatoué sur ces doigts de plâtre noircis renvoie à une violence physique et administrative, celle du bare kunckle, combat à main nu, celle de la responsabilité reconnue en 2016 de l’enfermement des assignés « nomades », jusqu’en 1946.
La violence est aussi environnementale, comme le montre Charly Bechaimont, dans la foulée de l’ouvrage de l’avocat et militant William Acker, Où sont « les gens du voyage » ?. Les aires d’accueil sont non seulement reléguées dans des espaces invisibles, mais aussi dans des zones polluées, comme des anciennes décharges. En s’emparant de ces matériaux toxiques ou en y exposant son propre corps (Img 97_33), Charly Bechaimont interroge ce racisme environnemental tout comme la question de l’homosexualité et de l’ultra-virilité gitane. Les capots de voiture pendus comme des sacs de boxe (Politique de l’accident : salle d’entraînement), véritables écorchés de Rembrandt automobiles, font poindre une nouvelle paraphilie, désir accidentogène qui prend sa source dans le Crash ! de Ballard. L’Albinos, sweat à capuche enduit de bitume, retourne la dialectique du visible et du caché, du blanc et du noir, en rappelant que l’homme invisible du roman de Wells était d’abord albinos. Ultime renversement de perspective, l’expression « sur la bouche avec la langue », inscrite à l’agrafe sur une toile enduite d’huile de moteur puis traînée sur des kilomètres derrière un camion, imagine avec l’ancien boxeur et gilet jaune Christophe Dettinger un baiser aussi violent qu’un combat.
Si les rois morts continuent à hanter l’imaginaire gitan, le travail de Romuald Jandolo, Rudy Dumas et Charly Bechaimont donne cours aux légendes dans des formes bien vivantes. La mise en récit critique qu’en fait Elora Weill-Engerer, ancrée dans la longue histoire, fera date dans la reconnaissance institutionnelle des histoires voyageuses. •
Exposition « Les rois morts »
Commissariat : Elora Weill-Engerer
Jusqu’au 2 août 2025 à la galerie Suzanne Tarasiève
7, rue Pastourelle – 75003 Paris
suzanne-tarasieve.com

Vue de l’exposition « Les rois morts », 2025, Galerie Suzanne Tarasiève, Paris. Courtesy des artistes et de la Galerie Suzanne Tarasieve, Paris. Photo : Rebecca Fanuele.

Vue de l’exposition « Les rois morts », 2025, Galerie Suzanne Tarasiève, Paris. Courtesy des artistes et de la Galerie Suzanne Tarasieve, Paris. Photo : Rebecca Fanuele.

Rudy Dumas, Zigeuner punch, 2025, plâtre, charbon, bronze, 20 × 30 cm. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Suzanne Tarasieve, Paris. Photo : Rebecca Fanuele.

Vue de l’exposition « Les rois morts », 2025, Galerie Suzanne Tarasiève, Paris. Courtesy des artistes et de la Galerie Suzanne Tarasieve, Paris. Photo : Rebecca Fanuele.

Charly Bechaimont, L’albinos, 2025, sweat à capuche, résine epoxy et goudron, 77 × 55 × 40 cm. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Suzanne Tarasieve, Paris. Photo : Rebecca Fanuele.

Vue de l’exposition « Les rois morts », 2025, Galerie Suzanne Tarasiève, Paris. Courtesy des artistes et de la Galerie Suzanne Tarasieve, Paris. Photo : Rebecca Fanuele.

Vue de l’exposition « Les rois morts », 2025, Galerie Suzanne Tarasiève, Paris. Courtesy des artistes et de la Galerie Suzanne Tarasieve, Paris. Photo : Rebecca Fanuele.

Vue de l’exposition « Les rois morts », 2025, Galerie Suzanne Tarasiève, Paris. Courtesy des artistes et de la Galerie Suzanne Tarasieve, Paris. Photo : Rebecca Fanuele.

Vue de l’exposition « Les rois morts », 2025, Galerie Suzanne Tarasiève, Paris. Courtesy des artistes et de la Galerie Suzanne Tarasieve, Paris. Photo : Rebecca Fanuele.

Vue de l’exposition « Les rois morts », 2025, Galerie Suzanne Tarasiève, Paris. Courtesy des artistes et de la Galerie Suzanne Tarasieve, Paris. Photo : Rebecca Fanuele.