À Paris Photo, une scène émergente en mouvement

Retour au Grand Palais pour Paris Photo : jusqu’au 10 novembre, la foire de référence dédiée au médium photographique réunit plus de 240 galeries et éditeurs qui présentent artistes historiques et talents contemporains. À cette occasion, Anna Planas, directrice artistique du salon, revient sur la vitalité des scènes émergentes.

Portrait ou nature morte. Couleur ou noir et blanc. Figuration ou abstraction. En photographie, la vision manichéenne des qualificatifs attribués à l’image a perduré au fil des décennies. Aujourd’hui pourtant, les artistes d’une nouvelle génération troublent les limites d’un médium qui ne cesse de se renouveler sous l’angle technique — grâce à l’accessibilité aux nouvelles technologies, dont l’intelligence artificielle —, mais aussi formel. C’est ce qu’explorent les secteurs “Emergence” et “Digital” au sein de Paris Photo, en dressant un panorama protéiforme de la création contemporaine. Ainsi une photographie ne résulte plus seulement d’une empreinte du réel par la lumière, comme en informe l’étymologie du terme. Elle peut tromper le regardeur, falsifier la vérité, grâce aux procédés de montage, mécaniques ou informatiques. Elle n’est plus nécessairement plane ni placée sous verre, mais prend volontairement des accents sculpturaux ou digitaux. Cette capacité de métamorphose se tient aussi dans la diversité des démarches conduites par les artistes photographes. Chacun à sa manière témoigne d’un regard posé sur le monde, sur son monde, souvent imprégné des systèmes sociaux et politiques qu’il fréquente quotidiennement. Là, le médium peut devenir outil — de contradiction, de revendication, voire d’instrumentalisation lorsqu’il se sert d’archives, comme l’expose notamment le nouveau secteur “Voices” ou l’interroge “Prismes” en faisant la part belle aux œuvres monumentales. Usant de son pouvoir d’immédiateté, la photographie se révèle encore une fois sous un nouveau jour au sein de Paris Photo qui fait son retour dans un Grand Palais rénové ; soit le parfait écrin pour parcourir l’histoire d’un médium historique, toujours en devenir. 

Quelles dynamiques révèle le secteur “Emergence” cette année ?

Anna Planas : Le secteur “Emergence” est construit sur un parcours, avec une grande diversité de formes allant du documentaire à des travaux plus abstraits et expérimentaux. Il est intéressant de voir comment chaque photographe adopte la technique qui la révèle, de l’analogique au collage, en passant par la broderie et l’archive.

Parmi les galeries, beaucoup exposent pour la première fois à Paris Photo. Quelles similitudes peut-on observer dans cette diversité de scènes internationales ? 

Anna Planas : Il y a une certaine contemporanéité dans les sujets qui intéressent la scène émergente. Malgré leur diversité, il y a des points de rencontre avec la manière dont sont abordées les propositions. Les artistes du secteur traitent plusieurs thématiques interrogeant l’identité, l’exil, le genre, l’égalité, l’écologie et la mémoire. Par exemple, la quête de soi rapproche les autoportraits poignants d’Hélène Amouzou, Togolaise en attente de son asile en Belgique, qui jouent sur les notions de visibilité et d’invisibilité révélant l’existence incertaine de l’artiste, avec les collages de Vuyo Mabheka qui, empruntant à l’art naïf africain, plonge dans l’expérience traumatisante de la solitude de l’enfance. La construction de la mémoire est questionnée dans les travaux de Lívia Melzi, Diane Meyer et Xiaoxiao Xu, de la révélation d’éléments gommés à la survivance des traditions des peuples du Ladakh. Une autre série de projets brouille notre sens de la perception, jouant avec les limites de l’abstraction.

Cette contemporanéité est-elle corrélée à un renouveau de l’aspect technique ? 

Anna Planas : La photographie, à travers ses 200 ans d’histoire, permet aux artistes d’aujourd’hui de se référer à des techniques anciennes qui relèvent de l’expérimentation, d’en faire un outil critique à travers un usage contemporain. Par différents actes de recomposition, les artistes établissent un dialogue singulier avec leur sujet photographié, convoquant la science, le collage et des techniques d’impression particulières. Ces oeuvres déroutent l’oeil, dévoilent des scénarios dystopiques dans les enquêtes d’anticipation environnementale d’Alice Pallot et les recherches sur la représentation des phénomènes invisibles de Sjoerd Knibbeler. De l’infiniment grand à l’infiniment petit, le travail de Caroline Corbasson propose quant à lui plusieurs déplacements sémantiques visuels fascinants. Ester Vonplon utilise, elle, l’infime lumière d’un tunnel obscur qui révèle après le froid et les intempéries sa poésie bleutée sur papier sensible. Les compositions ludiques et poétiques du quotidien de Jonathan LLense, où se mêlent objets, humains et désir intime, s’affranchissent de toute référence spatio-temporelle pour créer des jeux d’associations formelles inédits, une démarche similaire que l’on retrouve dans les architectures imaginaires créées par Popel Coumou.

Et en ce qui concerne le portrait ?

Anna Planas : Les corps prennent forme à travers des oeuvres à l’apparence sculpturale, poussant plus loin la relation entre le photographe et son objet jusqu’à se confondre en une seule entité. Le corps féminin se révèle être un objet construit, travaillé et fabriqué dans les séries de Camille Vivier ; les acrobaties performatives d’Isabelle Wenzel deviennent des autoportraits sculpturaux ; les corps se recomposent et s’entremêlent dans une réflexion sur l’individu et la communauté chez Dorottya Vékony ; les fluides corporels et viscéraux de Lucile Boiron, inspirée par les réflexions de Julia Kristeva et Barbara Creed sur l’abjection et le féminin monstrueux, s’étirent en abstractions colorées… Dans un monde abreuvé d’images, la lecture de la réalité est constamment remise en question par les artistes. 


Paris Photo 2024
Jusqu’au 10 novembre 2024 at Grand Palais
75008 Paris
parisphoto.com


Isabelle Wenzel, Selfportrait, 2024 © Isabelle Wenzel, courtesy de l’artiste et de la Galerie Bart (Amsterdam)

Camille Vivier, Candle (key), 2021 © Camille Vivier, courtesy de l’artiste et de la Galerie Madé (Paris)

Jonathan LLense, Dapper Dan, 2022 © Jonathan LLense, courtesy de l’artiste et de l’Espace Jörg Brockmann (Carouge)

Lucile Boiron, Bouche, 2023, tirage argentique, peinture dichroïque, 70 × 52 cm © Lucile Boiron, courtesy de l’artiste et de la Galerie Hors-Cadre

Diane Meyer, House, Wall Area Near Lichterfelde, Sud, 2017, série “Berlin”, 2023, tirage pigmentaire d’archives cousu à la main et encadré, 18 × 23 cm © Diane Meyer, courtesy de l’artiste et de SIT DOWN (Paris)

Caroline Corbasson, Tracks, 2022, impression directe au charbon sur papier, 100 × 75 cm © Caroline Corbasson, courtesy de l’artiste et de Dilecta (Paris)

Lívia Melzi, Sans titre, 2021, série “Rescue objects”, tirage couleur sur papier Kodak satiné à partir d’un négatif 4 × 5 cm, 90 × 70 cm © Livia Melzi, courtesy de l’artiste et de Salon H (Paris)

À Paris Photo, une scène émergente en mouvement