Détourner, surjouer, mettre en scène : de l’intime à l’Histoire, du corps-objet au corps-sujet, cinq artistes d’horizons différents démontrent en galeries la force de résistance de la notion de contre-récit.
Marielle Chabal chez Alberta Pane
Avec sa fausse boutique, estampillée d’une marque tout aussi fictive, Marielle Chabal (née en 1988) s’amuse à amplifier les codes de la mode pour mieux en souligner les travers. Sacs à mains épineux, ballerines et talons hauts ornés de fausse fourrures, de piercings, de tatouages… L’accumulation des modèles, tous réalisés en céramique et donc impossibles à porter, pointe les excès d’un consumérisme aussi obsédant qu’obsédé par le renouvellement et l’obsolescence des produits qu’il nous vend. Face à cette frénésie, l’artiste oppose la lenteur du geste, la mémoire des techniques, la permanence de la matière. Un parti pris qui lui permet de déplacer ces artefacts du registre de la marchandise jetable vers celui de l’objet de collection. Par ce pied-de-nez punk et jubilatoire, Marielle Chabal laisse également affleurer une critique plus profonde des structures de domination, liées notamment au corps féminin contraint par les injonctions d’un standard performé et soumis à ces mêmes accessoires qu’elle détourne, théâtralise, et ce faisant, qu’elle désamorce de leur charge oppressive. Exposition « Elle Chabal », jusqu’au 17 janvier 2026, à la Galerie Alberta Pane — 44-47, rue de Montmorency 75003 Paris — albertapane.com.

Vue de l’exposition « Elle Chabal » de Marielle Chabal, galerie Alberta Pane, Paris, 2025-2026. Courtesy de l’artiste et d’Alberta Pane.

Vue de l’exposition « Elle Chabal » de Marielle Chabal, galerie Alberta Pane, Paris, 2025-2026. Courtesy de l’artiste et d’Alberta Pane.

Vue de l’exposition « Elle Chabal » de Marielle Chabal, galerie Alberta Pane, Paris, 2025-2026. Courtesy de l’artiste et d’Alberta Pane.
Mickalene Thomas chez Nathalie Obadia
Même tropisme féministe, mais une tout autre histoire et un autre combat pour Mickalene Thomas (née en 1971). Avec sa nouvelle série, l’artiste africaine-américaine retourne aux archives qui ont façonné l’imaginaire du « corps noir exotique ». Travaillant par collages et patchwork à partir de coupures des magazines JET et Nus Exotiques, elle arrache littéralement les modèles qu’elle y trouve à leurs poses érotiques codifiées, cadrées par un regard à la fois hétéronormatif et racialisé. Contre cette double emprise du désir et de la domination, qui réduit le sujet à un pur fantasme visuel, Mickalene Thomas repositionne ces femmes en figures actives et souveraines, dont la nudité n’est plus à consommer, mais devient au contraire l’espace et le vecteur de leur puissance. À noter qu’en parallèle, l’artiste fait l’objet d’une rétrospective au Grand Palais du 17 décembre 2025 au 5 avril 2026. Exposition « Je t’adore deux », jusqu’au 24 janvier 2026, à la Galerie Nathalie Obadia — 91, rue du Faubourg Saint-Honoré 75008 Paris — nathalieobadia.com.

Vue de l’exposition « Je t’adore deux » de Mickalene Thomas, galerie Nathalie Obadia, Paris, 2025-2026. Courtesy de l’artiste et de Nathalie Obadia.

Mickalene Thomas, March 1971, 2025, strass sur impressions par sublimation thermique sur Dibond, 160,6 × 127 × 7 cm. Courtesy de l’artiste et de la galerie Nathalie Obadia.
Carlos Motta chez Mor Charpentier
Carlos Motta (né en 1978) poursuit lui aussi une relecture critique des récits politiques, où se croisent la violence, l’héritage colonial, mais également les luttes queer. Citant Goya, Mapplethorpe ou Dante, certaines de ses œuvres s’intéressent ainsi aux modes de discrimination et de marginalisation des identités qualifiées de « déviantes ». Une enquête qui trouve sa forme la plus aboutie dans sa récente installation El Auto de Fe (2025), sorte de martyr calciné dont il ne reste que le pied, les mains liées et quelques indices du châtiment auquel il fut soumis. Au cœur de sa nouvelle exposition à la galerie Mor Charpentier, Motta présente une série de sculptures miniatures en argent et émeraude, des corps en prise, nus, se soutenant, pour évoquer les outrages liés à l’extraction de ces minerais en Colombie, dont il est originaire. Projetée non loin, sa vidéo No One (2025), où on le voit fixer la caméra durant 45 minutes, les yeux rougis par l’effort, tandis qu’une voix déformée égrène une liste de mots bannis par l’administration Trump (égalité, identité, justice), nous rappelle quant à elle combien l’artiste et son art ne servent pas seulement à nous divertir, qu’ils sont là pour nous prendre à parti. Plus que des spectateurs, Motta nous replace en position de témoins. À ses côtés, il nous engage. Exposition « When Falling Feels Like Flying », jusqu’au 14 janvier 2026, à la galerie Mor Charpentier — 18, rue des Quatre-Fils 75003 Paris — mor-charpentier.com.

Carlos Motta, El Auto de Fe (Homme qui va être brûlé par arrest de l’Inquisition), 2025, céramique peinte sur deux socles en bois, peinture sur tissu, dimensions variables, pièce unique. Photo : Nicolas Brasseur. Courtesy de l’artiste et de Mor-Charpentier.

Carlos Motta, El Auto de Fe (Homme qui va être brûlé par arrest de l’Inquisition) (détail), 2025, céramique peinte sur deux socles en bois, peinture sur tissu, dimensions variables, pièce unique. Photo : Nicolas Brasseur. Courtesy de l’artiste et de Mor-Charpentier.

Carlos Motta, No One, 2025, en collaboration avec ELO, projection vidéo, couleur, son, 46:31 min., édition de 5 + 2 EA. Photo : Nicolas Brasseur. Courtesy de l’artiste et de Mor-Charpentier.
Justin Fitzpatrick chez Sultana
De l’Histoire à l’intime et de l’intime au for intérieur : pour sa quatrième exposition avec la galerie Sultana, Justin Fitzpatrick (né en 1985) réaffirme la peinture comme terrain de jeu métaphorique et creuset de recherches stylistiques. Profils fantomatiques sur fond de fibres musculaires : deux neurones tergiversent ; réseau de formes végétales, architectures gothiques : on entre sous la peau. Se retrouvent les motifs d’entrelacs et de moucharabieh, récurrents dans son œuvre, et qui, mêlés à l’expression d’affects troubles et d’émois intérieurs, composent une iconographie aussi riche que complexe. Pour peu qu’on veuille bien lire, démêler les silhouettes, détricoter le fil des signes stylisés et des figures trop lisses, on finit en effet par débusquer la nostalgie, l’anxiété et la mélancolie qui président à ces scènes. Le titre de l’exposition, « The Yellow Book », emprunté à celui d’une revue fin-de-siècle associée au décadentisme, éclaire l’ensemble d’un jour plus amer encore : celui d’une esthétique désenchantée, préférant s’attarder sur les blessures de l’âme plutôt que célébrer quelque effet du progrès humain. Exposition « The Yellow Book », jusqu’au 31 janvier 2025, à la galerie Sultana — 75, rue Beaubourg 75003 Paris — galeriesultana.com.

Vue de l’exposition « The Yellow Book » de Justin Fitzpatrick, galerie Sultana, Paris, 2025-2026. Photo : Laurent Edeline. Courtesy de l’artiste et de Sultana.

Justin Fitzpatrick, Drawing of Prometheus by Sergei Eisenstein mounted in bobbin-style frame with plume moths and bindweed, 2025, huile sur lin, 143 × 113 × 3 cm. Courtesy de l’artiste et de Sultana.

Justin Fitzpatrick, Poster for the movie Teorema (World of Interiors), 2025, huile sur lin, 143 × 183 × 3 cm. Courtesy de l’artiste et de Sultana.
Precious Okoyomon chez Mendes Wood DM
Plus ambiguë encore, plus troublante surtout, l’œuvre de Precious Okoyomon (né·e en 1993) convoque simultanément l’enfance et la sexualité. Dispersés à travers les espaces de la galerie, dans le coin d’une salle, sur le palier de l’escalier, ses ours en peluche joyeux et familiers se livrent en effet à des acrobaties de nature érotiques, sous nos yeux étonnés et parfois un peu gênés. Curiosité, malaise, le rire se mêle à l’embarras devant ses objets transitionnels pour adultes. Dans ce récit de l’étrange désir, les poupées kawaï aux yeux de braises remettent en scène l’espace fragile et souvent vacillant entre soi et le monde. Un art paradoxal qui nous reconnecte à nos univers intérieurs et questionne la manière dont ces derniers façonnent notre rapport aux autres. Mêlant à tout cela également des traumatismes personnels et des considérations politiques, liées notamment à l’écologie et l’histoire coloniale, l’artiste célèbre enfin la résilience de la nature comme modèle de transformation. Amour et chaos s’entremêlent en une fête orgiastique, qui rompt définitivement avec le temps de l’innocence. On ne peut plus dire qu’on ne savait pas. Exposition « It’s important to have ur fangs out at the end of the world », juqu’au 17 janvier 2026, chez Mendes Wood DM — 25, place des Vosges 75003 Paris — mendeswooddm.com.

Precious Okoyomon, The animal that is most vulnerable – is usually the most cruel – It is impossible to separate it from what it remembers, 2025, polyuréthane, polyamide, flocage, peinture acrylique, résine, vernis transparent, silicone, céramique synthétique, feuille de polychlorure de vinyle, tulle et dentelle, 64 × 87 × 113 cm. Courtesy de l’artiste et de Mendes Wood DM.

Vue de l’exposition « It’s important to have ur fangs out at the end of the world » de Precious Okoyomon, Mendes Wood DM, Paris, 2025-2026. Courtesy de l’artiste et de Mendes Wood DM.

Vue de l’exposition « It’s important to have ur fangs out at the end of the world » de Precious Okoyomon, Mendes Wood DM, Paris, 2025-2026. Courtesy de l’artiste et de Mendes Wood DM.


