TRIBUNE // En signant une collaboration avec Louis Vuitton, l’artiste américain Jeff Koons réalise un coup de maître qui ne manque pas de susciter la polémique. Le roi du Néo-pop, connu pour flirter avec les rouages du marketing, questionne le sens du mot « populaire », en mettant les deux pieds dans le luxe.
De l’ambiguïté du pop
En 1985, dans son ouvrage intitulé America, le parrain du Pop art Andy Warhol déclarait : « Quand on y songe, les grands magasins sont un peu comme des musées ». Trente-deux ans plus tard, son héritier Jeff Koons matérialise l’apogée de cette pensée aux accents consuméristes à travers une collection de sacs pour Louis Vuitton, intitulée Masters. L’accouplement de l’artiste et du malletier engendre une gamme empruntant des toiles de maîtres, parmi lesquelles figurent La Joconde de Léonard De Vinci — « torturée » depuis toujours par les industries culturelle et commerciale, du recto de carte postale à sa personnification animée dans les Simpsons —, ainsi que des tableaux de Van Gogh ou de Fragonard. Pourtant, Koons n’en est pas à son premier coup d’essai : dès 2009, il cite l’Histoire de l’Art en reprenant les canons gréco-romains via la peinture (Antiquity) ou la sculpture (Gazing Balls). De la même manière que Warhol, et dans la mouvance des années post-Pop art, il reprend emblèmes sociaux, codes populaires et personnages iconiques dans ses productions, qu’il détourne et s’approprie pour donner naissance à une nouvelle imagerie populaire. Mais ce langage visuel universel, originellement entendu comme « accessible à tous », l’est-il vraiment ? Entre paradoxe et complémentarité, vulgarisation et ennoblissement : faut-il redéfinir le pop ?
Un art du smart power
Avec une collaboration entre un artiste vivant ayant détrôné les records de ventes aux enchères en 2008 (plus de 16 millions d’euros) et l’une des maisons de luxe les plus puissantes au monde, nous sommes loin de La Culture du pauvre (1957) de Richard Hoggart. L’auteur anglais, père fondateur des « cultural studies » ayant participé à redéfinir l’aspect sociologique de la pop culture, écrit d’ailleurs dans son livre : « Il s’agit en général d’anciens boursiers qui ont “réussi” parce qu’ils avaient le “don du baratin” et qui connaissent leur public populaire comme seuls le connaissent ceux qui en sont issus ». Jeff Koons, ancien courtier à Wall Street, est justement perçu comme un roi du marketing et du self-control, autant par son influence que par son image. Associer deux entités puissantes dans leurs domaines, l’un dans l’art, l’autre dans la mode, c’est alimenter la polémique et dédoubler une force de frappe commerciale, teaser vidéo à l’appui. Un « partenariat » qui met en exergue, d’une certaine manière, un concept calqué sur le smart power ; où l’alliance étend l’influence et établit la légitimité des deux collaborateurs.
Apogée du luxe
Le rapprochement entre le marché de l’art contemporain et celui du luxe, déjà symbolisé par la fondation Louis Vuitton située au bois de Boulogne, établit un leadership stimulé par l’événement. Le rassemblement des masses, permis par cette « disneylandisation » de l’art contemporain, fait parler de lui tout autant que vendre. L’écho se déploie via les réseaux sociaux, tisse les polémiques ; une stratégie marketing où l’artiste-entreprise — comme le désigne Xavier Greffe, auteur du livre éponyme — est investi à cent pour cent. Si la marque aux monogrammes qui a déjà collaboré avec des artistes-stars tels que Yayoi Kusama, Murakami et Richard Prince, celle-ci affirmant une fois de plus ses privilèges avec Koons. Destinée à une clientèle du luxe, dès lors éloignée des fameuses classes « pop’ » distinguées par les sociologistes, la collection capsule expose sa richesse sans pour autant aller vers la démocratisation. Pour certains, l’aspect vulgaire de Masters ne réside pas dans l’étymologie du qualificatif (en latin, vulgus signifie la foule, le peuple, l’ordinaire), mais probablement davantage dans son esthétique kitsch qui questionne le sens de l’art et le goût de la mode ; jusqu’à détrôner le pop de ses origines démocratiques et glorifier l’œuvre comme une marchandise. //
Masters by Jeff Koons x Louis Vuitton
www.louisvuitton.com