Par Guillaume Lasserre
STORY // Dernier épisode décryptant la narration du premier film de Laura Henno, Koropa, à travers le prisme esthétique. Une lecture humaine et critique de la réalité qui s’inscrit dans la figure de deux personnages, passeur et clandestin.
Koropa projette le spectateur dans un monde à la fois sublime et effrayant où les protagonistes ne sont pas de dangereux criminels mais de simples humains écrasés par la pauvreté, survivants au bout de la chaîne d’un système d’exploitation de l’homme par l’homme. Dans ce curieux voyage initiatique, acte ultime de l’indignité humaine, des voix lointaines surgissent parfois à l’oreille du spectateur attentif. Inaudibles, elles se perdent aussitôt dans l’immensité de l’océan Indien dont l’opacité nocturne en accentue le mystère. Il s’agit en fait de brefs échanges entre les deux protagonistes du film couverts par le bruit du moteur. Conservés au montage et donc inscrits dans l’ADN du film, ces « accidents » sonores se meuvent alors en traces, témoignages fantômes attestant du passage de corps rendus clandestins, d’existences effacées brusquement.
Ils en deviennent le souvenir, la preuve, ils les sortent de l’oubli. Depuis 1995, aucun chiffre officiel n’est venu recenser ceux qui sont tombés en mer dans cette clandestinité imposée lorsqu’on les a déclarés indésirables. Les diverses estimations évoquent entre 10 000 et 30 000 disparus. Sur cette même période, plus de 15 000 personnes ont été expulsées de Mayotte. Dans ce monde souterrain où la nuit est une nécessité à la survie, où la vitesse est proportionnelle à l‘urgence, le hurlement d’un moteur de bateau incarne l’inquiétant grondement du monde. Si l’Occident s’affole de sa chute prochaine, répétant celle de Rome par abus d’orgueil et d’égoïsme, la fin du monde semble déjà avoir commencé ailleurs. L’an passé, plus de trente-sept mille africains ont trouvé la mort, leurs corps avalés par le bleu azur de la mer Méditerranée devenue le miroir aux alouettes d’une Europe qui leur tourne le dos.
Mayotte, premier département de France en termes de violence, poussière insulaire de l’océan Indien héritée de l’ancien monde, suscite l’espoir d’une vie meilleure pour ses voisins immédiats de l’archipel des Comores auquel elle a été amputée. Laura Henno, qui travaille sur la migration clandestine depuis 2009, s’intéresse à la figure du passeur lorsqu’elle apprend l’utilisation de plus en plus fréquente d’enfants co-pilotes dans cette zone. C’est la raison de son premier séjour en 2013 où, trois semaines après son arrivée, elle rencontre Ben et Patron sur l’île d’Anjouan. Leur relation complexe la trouble et le duo s’impose comme une évidence.
La plupart des scènes du film sont tournées à ce moment-là. Laura Henno les retrouve deux ans plus tard, lorsqu’elle revient terminer Koropa. Dix-neuf minutes et neuf secondes d’une intensité rare qui viennent révéler la problématique migratoire en jeu dans cette région ultrapériphérique de l’Europe qui, malgré la présence d’une frontière française, reste peu connue en métropole. Pourtant, la condition tragique des enfants passeurs interroge l’humanité même. Laura Henno invite à la réflexion en documentant une nuit ordinaire dans la vie de ce duo déroutant. Les longs plans séquences du film, composés à la manière d’un tableau du Caravage, tiennent à distance une réalité ineffable. Dans l’imaginaire occidental, le passeur est dénoncé, notamment par les médias, comme un dangereux criminel, parfois un assassin. On a du mal à y croire en observant Patron, enfant de douze ans au regard inquiet, ange déchu perdu dans les abysses de la nuit noire qui recouvre l’humanité. L’inquiétude qui saisit le spectateur ne se trouve pas dans la frêle embarcation mais autour, dans ce hors-champ vertigineux qui contient l’océan, invisible et terrifiant, infini, donnant à Koropa, premier film de Laura Henno, une puissance indicible. //
Koropa (2016) by Laura Henno
Épisode 1/3 ici
Épisode 2/3 ici
laurahenno.com
KOROPA, film HD, 19min, 2016 ©️ Laura Henno-Spectre Productions