À Toulouse, un Nouveau Printemps pour de nouveaux mondes

Jusqu’au 30 juin 2024, le festival de création contemporaine Le Nouveau Printemps investit des lieux multiples et variés hôtels particuliers, crypte, commerces, jardins… à Toulouse. Le réalisateur, auteur et photographe Alain Guiraudie, invité à faire le commissariat de cette édition, réunit une vingtaine d’artistes autour d’expositions, projets participatifs et moments festifs, afin d’explorer les promesses des mondes qui naissent et celles de ceux qui s’effondrent.

Dans une ritournelle, un homme élégamment maquillé, vêtu d’étoffes vaporeuses, nous entraîne dans le sillon de son accordéon, d’histoires en histoires, contées ou chantées, rassemblant artistes et publics dans de grands éclats de voix et de rires. La séquence performative Le Cabaret secret est invitée par Tom de Pékin pour inaugurer son exposition personnelle au musée Paul Dupuy. Dans un accrochage foisonnant, les œuvres, en grande partie des dessins et des peintures, mettent en scène des hommes, sans visage ou masqués, convoquant un univers homosexuel et BDSM. Les corps humains se languissent dans des paysages immenses – forêts asséchées et plaines en feu. Cette langueur parfois contradictoire est presque rassurante : l’être humain est sorti de l’hystérie du monde contemporain, remplacé par une atmosphère étonnamment douce et sensuelle.

Cette sensation de lisière entre la fin et le début d’un monde, se retrouve notamment avec l’exposition “Mass”, visible à Cour Baragnon. June Balthazard et Pierre Pauze y convoquent les mythes de la création afin de comprendre comment le monde prend forme, se détruit mais peut également se recréer. Plongés dans une nuit éternelle, nous nous demandons si le soleil est mort. Cette obscurité forcée force justement à voir autrement. C’est ce que met en exergue cette installation qui convoque le pouvoir des objets et de l’art, lie les sciences à la magie et suggère des bribes de réponses aux mystères des prophéties ancestrales. 

“Non, ce n’est pas la fin du monde, non. C’est la fin de notre histoire. […] Est-ce qu’il va arriver quelque chose ?” Avec l’exposition “Les Oracles”, visible à l’hôtel de Bruée, Alice Brygo et Louise Hallou créent la rencontre avec des individus de grand âge, « des oracles amnésiques et des voyants myopes » en maison de retraite. Si nous entrons à leur contact à la recherche d’éclaircissements, c’est avec davantage de questions que nous les quittons, mais également un champ des possibles qui s’élargit dans cette confusion poétique. D’ailleurs, ici, se trouve peut-être la clef : appréhender et faire les choses autrement, plutôt que de chercher systématiquement le sens. Les œuvres se voient ainsi traversées d’une magie sous-jacente, d’un mysticisme distillé. Quand tout s’écroule, nous pouvons nous accrocher à la beauté ou reconsidérer différemment ce qu’il nous reste. Souvent, visible et invisible sont en tension. C’est le cas avec Zehefology (2023) de Sara Sadik, œuvre filmée en vision thermique et qui se présente comme un poème audiovisuel à découvrir au musée des Augustins. Un jeune homme nous entraîne dans son errance physique et mentale, dans laquelle il imagine et invente un nouveau peuple. Composés de cellules nouvelles qui les protègent des douleurs, ces êtres sont invisibles pour les humains lambda. D’abord conte imaginaire, cette description résonne vite avec les inégalités sociales qui scindent notre humanité. 

Car si les œuvres de cette édition du Nouveau Printemps ouvrent les horizons sur des futurs (in)certains, elles ne le font pas en entrant en amnésie face à notre monde contemporain. Au contraire, le souvenir et l’archive sont omniprésents. “Les Oracles” s’interrogent à l’aune de leur vécu. Tom de Pékin puise tout autant dans les collections du musée que dans des archives documentaires, notamment militantes. Dans les dédales en béton du Monument à la Gloire pour la résistance, Pablo Valbuena rassemble des poèmes de résistant·es du monde entier, au sein d’une installation sonore et lumineuse qui s’accommode avec respect de l’essence du lieu, accordant les différentes voix vers un horizon spatio-temporel élargi. Au Palais de Justice, Karelle Ménine, avec Coram populo en présence du peuple, investit les murs extérieurs et la crypte souterraine pour retranscrire et dévoiler des accusations anonymes conservées dans des “sacs à procès”. 

Se souvenir et récupérer les fragments des ruines du monde qui tombe est primordial pour imaginer l’avenir, reconstruire et réinventer. Pour Jennifer Caubet, avec sa structure intitulée Où disperserons-nous les cendres du vieux monde ?, installée rue Sainte-Anne, la ruine n’est pas une fin, mais le début d’autre chose. Et si « le fantasme de la ruine c’est la manière dont tombent les choses », l’artiste crée un renversement : en passant de l’horizontal au vertical, elle élève et suggère le jeu. Il en est de même du côté de Tony Regazzoni, qui investit la DRAC Occitanie dans l’hôtel Saint-Jean. Outre des archives sonores et intimes de souvenirs des danseur·euses de boîtes de nuit, à écouter dans une Twingo garée, l’artiste extrapole une mise en scène autour de ses recherches de ruines architecturales de discothèques monumentales. L’amusante scénographie invite au mouvement, à la fête. 

Nous touchons-là à l’essence de cette édition du Nouveau Printemps, qui s’enrichit d’une programmation pluridisciplinaire. Des échos du monde qui s’effondre, s’écrivent les poèmes qui vont faire danser nos corps rassemblés : dansons jusqu’à l’ultime écroulement de notre monde en crise, pour faire naître du gouffre béant, les ritournelles de nos nécessaires utopies. 


Le Nouveau Printemps
Jusqu’au 30 juin 2024
Quartier Carmes / Saint-Étienne – 31000 Toulouse
lenouveauprintemps.com


Tom de Pékin, Le lac sombre, juin 2012, graphite, 50 × 65 cm. Courtesy de l’artiste.

Sara Sadik, Zehefology, 2023, vidéo, 17 min 15 sec. Courtesy de l’artiste.

June Balthazard & Pierre Pauze, Mass, avril 2020, installation vidéo, matériaux composites, dimensions variables. Œuvre commandée par Hermès Horloger, Bienne (Suisse). Courtesy des artistes.

Alice Brygo & Louise Hallou, Les oracles, 2024. Production Le Nouveau Printemps – La Belle Affaire Productions. Courtesy des artistes.

Jennifer Caubet, Où dispersons-nous les cendres du vieux monde ?, 2024, maquette en contre-plaqué peuplier, 71 × 76 × 50 cm. Courtesy de l’artiste.

 

À Toulouse, un Nouveau Printemps pour de nouveaux mondes